Après une trop longue journée, un inconnu rentre chez lui, allume une cigarette non loin des premières lignes de métro, perdu et quelque peu désorienté. Notre ami lève alors la tête sur un panneau publicitaire mystérieux, qui semble toucher sa vie du bout du doigt. Un numéro et une phrase : « Call me if you get lost ». Une pièce dans le fond de sa poche, une cabine téléphonique et une hotline brumeuse dans laquelle on entend une mélodie chaude et entraînante au bout du fil. Le 25 juin 2021, Call Me If You Get Lost, le nouvel album de Tyler, The Creator était là, et il nous a accompagné depuis sa sortie.
En totale contradiction avec les codes sociaux et moraux de son époque, tout comme le célèbre « poète maudit » français Charles Baudelaire, Tyler, The Creator présente sur cet opus une nouvelle extension de sa personnalité : Tyler Baudelaire. Dans un monde étroit où l’on attend souvent des artistes qu’ils adhèrent à certaines normes et s’excusent abondamment de leurs transgressions, ce n’est toujours pas le cas pour Sir Baudelaire. Désordonné et conflictuel, mais tout aussi passionnant, cet alter-ego se présente à nous tel un voyageur perdu, venu s’échapper du monde réel pour nous conter sa nouvelle histoire, pleine de voyages, romances, déceptions, et un profond désir de vivre, vivre pleinement.
En la personne de DJ Drama, le narrateur, l’album prend la forme stylistique et esthétique d’une mixtape, comme dans le début des années 2000. L’album, très déstructuré, est rempli de morceaux très courts, à l’exception de deux valses d’une dizaine de minutes qui nous permettent de prendre le temps à l’écoute de ce projet. C’est un choix inspiré, nostalgique, mais irrévérencieux. Au-delà du format mixtape, l’important est de comprendre comment Tyler s’en sert pour conter son histoire et défendre de nouvelles expériences musicales toujours plus folles. La mixtape classique contient souvent des freestyles, des morceaux expérimentaux, des extraits vocaux issus de hotline. C’est le cas ici pour Call Me If You Get Lost. Cependant, Tyler donne à sa musique suffisamment de maturité et de profondeur pour que tout ce matériel sonore inédit se fonde en une colonne vertébrale.
Musicalement, Call Me If You Get Lost est une fusion entre un retour à ses racines hip/hop brutes, avec, d’une part, des morceaux de rap très percutants et abrasifs et, d’autre part, des chansons douces et entrainantes qui laissent s’exprimer le Tyler expérimentateur, mélodique, sensible et amoureux.
Tyler Baudelaire
La cover du disque est un hommage aux anciens passeports et cartes de voyages américaines du début des années 1900’s. Celle-ci relate de l’amour que Tyler a pour le voyage, mais c’est aussi une façon de présenter une identité nouvelle, celle de Tyler Baudelaire.
Call Me If You Get Lost s’ouvre avec le morceau « Sir Baudelaire », envouté par des notes chaudes et brutes rappelant celles d’un piano abandonné dans le fond d’une vieille maison de vacances. Cette chanson nous permet de comprendre les rouages du disque à venir et ses thèmes, en introduisant notre compagnon de voyage de première classe : Tyler Baudelaire. « The Sun Beaming », premiers mots de l’album, symbolisent l’énergie du disque et sa temporalité, car on aura souvent l’impression d’être perdu en voiture sur une route de Californie. Le morceau est un échantillon assez ingénieux sur un sample de Westside Gunn. L’univers est si bien introduit de par son lexique, la mention du passeport pierre angulaire de cette histoire, et de son personnage principal : Sir Baudelaire.
Tyler utilise ainsi cet alter ego pour canaliser une écriture plus distinguée, plus mature, plus créative encore. Ce n’est pas un personnage inventé de toute pièce sortie tout droit de son imagination, mais bel et bien quelque chose qui existe en lui. Ce sont des aspects de sa personne qu’il souhaite mettre en lumière le temps de cet album.
Dès la deuxième track avec « CORSO », on comprend que, contrairement à IGOR, Tyler va de nouveau rapper. Le clip prenant lieu dans une salle d’anniversaire, le titre laisse signifier que le lancement d’un nouvel album de Tyler est une fête en soi. Le morceau évoque la vie sociale de Tyler et son influence sur les gens qui l’entourent. Plus largement, c’est son succès qui est mis en avant.
Cette thématique de l’élévation sociale et de la réussite est très présente sur l’album. Le premier single « LUMBERJACK » sonne comme une menace directe nous laissant déjà présager un Tyler conquérant, avec une confiance en soi absolue. Avec des ruptures nettes et des transitions en dents de scie comme sur « CORSO » ou encore « LEMONHEAD » en featuring avec 42 Dugg, on passe souvent d’un rap très vif à des instants plus lumineux et technicolor. La douceur apparaît immédiatement dès lors qu’on entend quelques mots de Frank Ocean sur l’outro. « MASSA » inverse cette progression, semblant d’abord être plus lumineux pour rapidement se ternir à nouveau. Lorsque Domo Genesis, l’ancien camarade de Tyler au sein d’Odd Future, rappe dans « MANIFESTO », il le fait sous le couvert d’un changement de rythme drastique qui plonge la chanson dans le chaos.
La contemplation du succès de Tyler, The Creator
En 1865, l’esclavage est enfin criminalisé aux Etats-Unis. Tyler utilise cette période sur le titre « MASSA » afin d’imager le contraste drastique des conditions de vies des afro-américains durant cette période et aujourd’hui, période où des hommes noirs comme lui se sont forgés une immense réussite. Ce titre est très important : il retrace sa carrière en traversant ses précédents projets avec des références pointues. Tyler possède un véritable recul sur sa réussite et sur les conditions du succès. C’est même l’un des thèmes du disque : que signifie réellement le succès, est-il vraiment signifiant sans l’amour, la santé ou encore l’amitié ?
« RUNITUP », avec l’excellent Teezo Touchdown, aborde également ce thème. Sur des notes de piano accompagnées par des synthé lead, l’arrivée des trompettes et le début du morceau en slowed and reverb en fait une magnifique envolée qui nous donnera l’envie de s’échapper du monde réel pour partir réaliser nos rêves. Les textes s’éloignent des sentiers battus et la musique suit dans le meilleur sens du terme. Ses écarts stylistiques sont à la fois inattendus et impressionnants. Nous faisons face au produit d’un artiste aux goûts éclectiques, peu enclin à faire de la musique qui s’inscrit dans les tendances dominantes.
« RISE! », très bien accompagné par la chanteuse DAISY WORLD, nous ramène à des moments plus ludiques, plus joyeux, prolongeant le thème de l’élévation et du succès. Alors qu’il se moque des haters, Tyler renverse le point de vue du public sur lui en prouvant à chaque fois qu’il arrive toujours où il le souhaite. Il montre à quel point il a grandi depuis ses premières productions pleines d’angoisse, en tant qu’artiste et en tant qu’être humain.
Tout comme une fin alternative, le morceau « FISHTAIL » vient remplacer l’outro originale de l’album sur la version physique. À mon grand bonheur de découvrir une nouvelle track de l’univers de Call Me If You Get Lost, le titre est une réussite en tout point. La chanson sample de nouveau un morceau de Westside Gunn : « Lessie ». Remplie d’émotions, cette nouvelle outro relate la route de Tyler vers la réussite, avec toutes ses tribulations et ses obstacles, comme lorsqu’il évoque avoir grandi sans son père, avant de finir sur des mots remplis d’espoir.
Voir le monde, vivre un peu
La direction artistique de Call Me If You Get Lost tourne autour du voyage. On retrouve Tyler toujours entouré de bagages et au volant de sa voiture, jusqu’à la cover alternative de l’album réalisée par le peintre argentin Gregory Ferrand. Il le dit si bien sur « MASSA », son passeport est son bien le plus précieux. Il lui permet de découper les frontières, de lui offrir les voyages qui lui ouvrent une nouvelle face du monde. Tyler semble être sorti de sa bulle à Los Angeles et s’être livré aux beautés de l’univers qui l’entourent.
« HOT WIND BLOWS » utilise intelligemment une toile de fond abstraite avec des sonorités jazz et des flutes à vent pour créer une atmosphère chaude et dense. Le morceau sample la chanson de Penny Goodwin, « Slow Hot Wind », le vent souffle alors vers de nouveaux horizons et une nouvelle ère en accélérant les flutes à vents, portées par des paroles plus arrogantes dans un excellent featuring avec Lil Wayne.
Charles Baudelaire avait l’habitude d’écrire sur son envie presque irrationnelle de s’échapper du monde réel. C’est en sens que le personnage de Tyler Baudelaire est utilisé. Call Me If You Get Lost, c’est le voyage, c’est se retrouver soi-même à travers la beauté des expériences, à travers le safari de la vie, c’est ouvrir son oeil et son être face au monde. Que nous soyons dans un rêve éveillé de Tyler ou dans la réalité physique, l’utilisation de son passeport est toujours un vecteur de sens sur l’album. Il parcourt le monde entier en quelques vers sur l’ultime morceau du disque : « SAFARI ».
L’atmosphère utilisé relate une sensation de voyage, déversant ses sentiments dans tout ce qu’il a vu, dans tous les endroits étranges dans lesquels il a voyagé. Ce sont les notes d’un chemin nostalgique et chaud d’une longue route d’un retour de vacances, la joue collée à la fenêtre, imaginant à nouveau les moments d’un été passé.
L’amour, dans l’ombre
Peu avant la sortie de l’album, l’extrait « SIDE STREET » présentait ce qui s’apparente à une relation illicite avec une fille. Toujours assez nébuleux dans sa communication, on ne savait pas vraiment à quoi s’attendre avec cet extrait. Alors que le morceau « CORSO » préfigure une histoire d’amour se déroulant en parallèle avec le voyage dans l’histoire qu’il nous raconte au long de l’album, celle-ci est l’un des véritables fils rouges du disque.
Introduite sur le clip de « WUSYANAME », cette relation démarre lorsque Tyler se présenterait à elle de manière idéale avec une confiance accrue et un scénario onirique. Entendre NBA YoungBoy merveilleusement hors de son élément, amené par Tyler sur une production inspirée du Rn’B des années 90 est une expérience inouïe. Alors que Tyler semble tomber follement amoureux de cette femme qu’il vient de rencontrer, il découvre toutefois que celle-ci est prise.
La 10e chanson d’un album de Tyler, The Creator n’échappe jamais à la règle d’un morceau en deux parties. « SWEET / I THOUGHT YOU WANTED TO DANCE », est la pierre angulaire de Call Me If You Get Lost. Elle raconte le coeur de l’histoire d’amour découverte sur le disque. Accompagné de Brent Faiyaz et de Fana Hues, le titre est une grande ballade. Une valse RnB de 10 minutes passant de la synthé-pop à une ballade soul à deux temps, avec des inspirations de reggae. « SWEET » symbolise l’apogée de leur relation, la fascination que Tyler a pour elle, c’est la montée avant la redescente. « I THOUGHT YOU WANTED TO DANCE » incarne les premiers doutes, les premiers sentiments mitigés, jusqu’à ce que celle-ci choisisse son partenaire plutôt que lui.
Ce dernier vers se trouve au milieu de « WILSHIRE », huit minutes et demie de breakbeats et de douce guitare funk enregistrées en une seule prise. Cette longue valse angoissante raconte l’histoire de leur relation ratée, décrite avec des détails prosaïques. Tyler utilise des marqueurs temporels faisant référence aux différents endroits où leur relation a pris vie. Pendant 8 minutes, toute la relation est décryptée sans détour : leur rencontre, la passion, avant de découvrir qu’elle est avec l’un de ses amis.
Viennent alors les premiers signaux d’alarmes criblés de métaphores et d’autres allusions. S’il en conclut froidement que cette liaison vaut la peine de briser une amitié, la seconde suivante, il trouve l’idée impensable. Le morceau est nerveusement analytique et brutalement honnête. Au fur et à mesure de son déroulement, on approche d’une inévitable fin déprimante. Tyler semble en phase avec lui-même, il se met à nu à travers un lyrisme délibérément vulnérable.
À l’écoute de « WILSHIRE », une phrase venue plus tôt dans le disque est revenue à mes pensées : « Everyone I ever loved had to be loved in the shadows » Ces mots font référence à cette liaison. L’idée qu’un sentiment si pur puisse être ravalé par le secret qu’il exige est brutalement tragique. Indéniablement, Tyler est passé maître dans l’art de créer des moments, de cristalliser une histoire, la rendre hors du temps.
Appelle-moi, si tu te perds
Call Me If You Get Lost est la suite réussie et soigneusement complexe d’un voyage musical intense que nous offre Tyler, The Creator depuis maintenant plus de 10 ans. Au fil du disque, on ne sait plus vraiment si cette fascination pour son succès et le voyage sont ses points de mire, ou si les révélations personnelles et vulnérables, plus déchirantes et emplies de tristesse, s’infiltrent à l’ossature de cet album et prennent le dessus.
À travers une lentille articulée, il y a davantage de substances dans le lyrisme. L’album se partage entre des phases d’engouement intense et les étapes d’une relation brisée. Comme il sait le dire à la fin de « WILSHIRE », quoi qu’il en soit, ce n’est que la fin d’un autre chapitre du livre. Call Me If You Get Lost c’est se retrouver soi-même à travers les expériences. Avec la métaphore du voyage, Tyler s’était perdu.
Cet album est la recherche de l’inconnu. Prenez votre passeport et apprenez sur vous-même, découvrez qui vous êtes. Nous finissons toujours par nous perdre dans les tranches de notre réalité. C’est un signe qu’il faut parfois partir découvrir autre chose pour mieux comprendre qui l’on est.
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