Hier à la marge, aujourd’hui le rap est plus que jamais courtisé par les élites de la musique classique et contemporaine qui, jadis, en décriaient l’existence. Une revanche au goût de bitume et d’amertume pour les rappeurs et les rappeuses, auparavant retranchés hors des lieux de prestige des musiques dites « savantes » et légitimées par les institutions.
Les lumières de la salle s’assombrissent. Pendant quelques secondes, le public reste silencieux. Micro à la main, Benjamin Epps foule la scène de l’auditorium de Radio France. En moins de deux minutes, il revisite le standard du jazz « My favorite things ». Accompagné du pianiste Issam Krimi et de l’orchestre philharmonique de Radio France, Eppsito livre l’une des plus belles prestations de l’édition 2021 du concert Hip Hop symphonique.
À l’image du concert Hip Hop symphonique, le rap est devenu l’objet de toutes les convoitises. Il est désormais courtisé par de prestigieuses institutions culturelles garantes de la diffusion la musique « légitime ». De l’exposition « Hip-hop 360 : 40 ans de rap en France » à la Philharmonie de Paris aux bancs de Sciences Po remplis pour une conférence sur les médias dans le rap, le rap est omniprésent. Un regain d’intérêt jugé opportuniste par de nombreux acteurs et actrices du rap qui, en 40 ans d’histoire, n’ont pas attendu que certaines portes leurs soient ouvertes pour devenir le genre musical le plus écouté dans l’Hexagone.
« Le rap, pas de la poésie pour les beaux-arts »
Plusieurs décennies durant, le rap, musique populaire, a accusé le coup de sa pseudo non-légitimité. Impossible pour le genre musical de concurrencer le club (très) sélect de la musique « savante », gardé d’une main de fer par la musique classique et contemporaine. Un rejet qu’explique partiellement le musicologue Esteban Buch dans « Le duo de la musique savante et la musique populaire : genres, hypergenres et sens commun ». Selon lui, les frontières entre genres musicaux seraient fondées sur un antagonisme, opposant la musique savante à la musique populaire. La première étant soutenue par les institutions culturelles… et la seconde mise à la marge.
« La musique savante est synonyme de musique sérieuse, avec tout ce que ce terme comporte de noblesse et d’élévation morale mais aussi d’aridité et d’ennui. Tandis que la musique populaire est associée au divertissement et doit vivre avec le soupçon de s’appeler, de son vrai nom, musique commercial ou musique de masse ».
-Esteban Buch « Le duo de la musique savante et la musique populaire : genres, hypergenres et sens commun » (2017)
Ce débat autour de la légitimation du rap par les institutions culturelles pose en réalité une question centrale. Pour persévérer dans l’histoire et le temps, est-il nécessaire d’adhérer et d’intégrer les enceintes de la culture légitime ? 40 ans de rap semblent avoir donné une réponse. Le genre est aujourd’hui bien installé en haut des charts.
La musique est un art perméable qu’il faut décloisonner.
Lors d’une conférence organisée par le centre culturel La Place à l’occasion de la L2P Convention en 2022, Solo (Assassin) et Sear (Get Busy), pionniers du rap français, ont souligné la rareté des passerelles entre institutions culturelles et monde du rap. D’après eux, la patrimonialisation du genre musical est organisée par les institutions culturelles, et non par des individus issus de la culture hip-hop. Alors, instaurer des lieux de transmissions faits par et pour les artisans et auditeurs du rap pourrait être une solution alternative. Ce, dans la droite lignée de l’Universal Hip Hop Museum, qui a ouvert ses portes en 2015 dans le Bronx. De tels espaces permettraient de transmettre l’histoire du rap, sans pour autant risquer que son identité ne se déforme. Cela minimiserait aussi les dangers de réappropriation par des acteurs non issus ou sensibilisés à cette scène artistique.
Rapper un opéra urbain
Les deux univers ne sont pas pour autant irréconciliables. Si dès la naissance du mouvement hip-hop, la culture savante a acté son désamour du rap, ce dernier a toujours tiré une partie de son inspiration de la musique classique. Des danseuses classiques dans le clip de « Pétrouchka » aux samples classiques utilisés pour « MAUVAIS PAYEUR » (La Fève), « 92i » (Lunatic), « Boxe avec les mots » (Arsenïk), « Magnum » (SCH) ou encore « Man on the moon » (Okis)… L’univers de la musique classique résonne en leitmotiv dans le rap.
L’occasion de rappeler que, dans les années 1990, la base d’une prod de rap français était bien souvent un piano-voix arrangé sur un boom-bap (« That’s my people » de NTM est le sample d’un Prélude de Chopin). Créer une boucle, c’est plier un classique. Et en 2022, le piano est encore présent dans les titres de rap. On peut citer notamment « Le passé » de YVNNIS & LILCHICK, « Rodeo Groove » de Beeby ft Furlax, ou encore « Ice » de Rounhaa). Un retour en force dont le succès est aussi imputable à ceux que l’on a nommés les « pianistes du rap », à l’image d’un Sofiane Pamart. Au-delà de son succès loué à de multiples reprises par la presse et un Bercy mémorable, sa trajectoire consacre l’idylle malmenée de la musique classique et du rap. À la façon d’une union entre une culture décrétée « légitime » et celle longtemps perçue comme une « sous-culture ».
Le rap ne s’inspire pas seulement de la musique classique. Il joue avec, s’approprie ses codes. Ce n’est donc pas un hasard si les références à son champ lexical pleuvent dans les morceaux rap. Elles sont un moyen pour les artistes de mesurer leur art à celui d’un compositeur prodige. Ou encore de comparer leur vie de quartier à un opéra urbain, une « symphonie des chargeurs ».
Transclasses artistiques
Rares sont les artistes qui parviennent à se faire une place pérenne dans l’enceinte de la sacro-sainte culture « légitime ». On citera néanmoins de rares exceptions comme Oxmo Puccino, adoubé du titre de chevalier des arts et des lettres . Ou de Sofiane, validé par le public du théâtre du Châtelet dans son rôle de Gatsby le Magnifique ou de Cyrano de Bergerac.
Si ces derniers parviennent à se faire un nom au-delà du rap, on les rappelle toutefois constamment à leur condition initiale de rappeur. Une étiquette qui leur impose ainsi de faire leurs preuves plus que n’importe quel autre artiste. Cette position de « transclasses artistiques », favorise le syndrome de l’imposteur. Le sentiment de ne pas être légitime et de ne pas mériter le succès et la reconnaissance dans un domaine, à savoir dans le cas présent, dans celui de la culture « légitime ».
À la fois « savant » et « populaire » , ces artistes hybrides sont pourtant essentiels dans la mise en place de passerelles durables entre les deux univers. Grâce à eux, peut-être, résonnera un jour la symphonie du bitume.