Voilà maintenant trois ans que le marginal Slowthai a sorti son premier album Nothing Great about Britain. Une œuvre applaudie de tous, réceptacle de la vie déchue des zones rurales de l’Angleterre. Après avoir dressé un constat brutal face à la vie morose qu’offrent les plaines gazonnées et les pubs cloisonnés anglais, le rappeur revient avec TYRON, une œuvre hautement personnelle, traversant les lobes consumés du rappeur.
« Northampton est une ville avec une culture arriérée, qui n’est pas destinée aux jeunes, et encore moins à des scènes musicales nouvelles ». Ce sont les mots qu’emploie Slowthai lorsqu’on le questionne sur sa ville d’origine au Midlands de l’Angleterre. Là où l’accent y est séquencé, que les récoltes agricoles y sont trop peu fructueuses dûes au givre et que les pubs constituent l’unique distraction de la ville. Il faut dire que la centralisation du pouvoir gouvernemental à Londres dans le sud résulte à une négligence dans l’aménagement des régions éloignées de la capitale. Pour autant, cela n’empêche pas quiconque d’y faire son beurre, voire de s’élever au-delà de la ville. Charles Jones et James Crockett l’ont bien prouvé en 1879 lorsqu’ils fondent leur industrie de chaussures en cuire à Northampton, ou même le groupe de rock Moons qui excelle dans l’industrie musicale.
Pour notre tête brûlée de Slowthai, la rhétorique est semblable : montrer aux yeux du monde entier sa capacité à produire un art construit et communicatif tout en important son patrimoine au sein de sa musique. Et si l’artiste avait pu prêter allégeance à son pays avec son premier album à travers un constat aussi chaleureux que glacial, ce n’est plus vers l’Angleterre qu’il braque ses yeux. Mais plutôt vers sa propre personne, dans un effort d’extraire les mantras aliénantes qu’il l’encombre.
La monstruosité placée sous boîte crânienne
En 1990, le réalisateur Adrian Lyne se révèle au yeux du grand public avec son film L’échelle de Jacob. On suit le personnage de Jacob Singer, vétéran de la guerre du Viêt Nam qui essaie tant bien que mal de reprendre une vie de citadin new-yorkais modèle. Mais très vite, il sera victime d’hallucinations anthropomorphiques le poussant à enquêter sur son passé de soldat. Outre la dénonciation d’une guerre découlant d’une politique de contre-insurrection douteuse de la part des Etats-Unis et d’un regard sur des vestiges d’un colonialisme de plus en plus friable, le film met aussi en lumière la politique d’injection de drogues dans les corps des militaires américains.
En effet, pour leur permettre d’être toujours plus efficaces face au Viêt Nam du Nord, l’armée n’hésite pas à fournir de la marijuana aux soldats dès 1965 pour finalement leur injecter de l’héroïne et des amphétamines dès 1970 dans le but de les faire tenir sur le champ de bataille. Alors, dans une romance certaine, L’échelle de Jacob se saisit du sujet afin de dénoncer les effets à long terme sur les soldats. Il y évoque les psychoses visuelles et autres crises d’angoisse qui se manifestent à coup de palpitations cardiaques et de sueurs abondantes.
Si, à propos du passé de missionnaire Jacob, Slowthai ne partage aucun point commun direct, ce sont bien au niveau des symptômes post-traumatiques que les deux hommes se rapprochent. En effet, le rappeur semble, de son côté, mener une bataille contre lui-même. Lui-même et ses démons qui le hantent par un environnement néfaste et des mauvais choix. Ainsi, tout comme Jacob, le rappeur se laisse endiguer dans la paranoïa pour une lutte intérieure afin de s’échapper du purgatoire mental. Alors, dans Tyron, Slowthai décide sans grande subtilité de scinder son disque en deux parties distinctes. Une première composée de titres en majuscule traitant des abus de substances que Slowthai fait subir à sa matière grise pour laisser place à la folie. Puis, cette fois-ci en lettre minuscule, une seconde concentrée sur les retombées de la sobriété et des regrets où un silence anxiogène s’installe peu à peu.
Pour illustrer les sept premières pistes de Tyron, l’artiste emprunte aux codes des figures horrifiques du gothique et de l’épouvante des films d’horreur modernes. Tout comme les visions de Jacob, ce sont des monstruosités difformes qui tapissent sa boîte crânienne. Lorsque le réalisateur Lyne vient se sourcer auprès des tableaux charivariques du peintre Francis Bacon, ce sont des chimères aux visages sans âme que Jacob aperçoit. Pour notre britannique sous benzodiazépine, ces créatures résident tout autour de lui dans la ville à mesure qu’il côtoie un entourage nuisible. Dans 45 Smoke, morceau choisi en guise d’introduction, le rappeur laisse toutefois planer un léger suspense en déposant un couplet énergique aux airs d’égo-trip rudimentaire. Mais après un court refrain chuchoté, il expulse un second couplet protestataire sous un flow déraillé. La gorge nouée, sans salive salvatrice, il effectue une énumération claustrophobique des « déviants » qui l’entourent et nuisent à son bien-être.
Exorcisation des erreurs passées
A partir de cet instant, le crâne de Slowthai se voit être scindé en deux par un violent coup de hachoir pour laisser s’exposer les idées lugubres du rappeur. La preuve lorsqu’il braille à plein poumons « MAZZALEAN » – argot britannique pour désigner la folie – sur le titre éponyme en collaboration avec A$AP Rocky. Le message est d’autant plus clair lorsqu’il poursuit par « Suicidal tendencies, what’s up, man?/Feel like I’m down, I say, « What’s up? ». Ici, pas d’allégorie ou quelconque feu d’artifice pour se désinhiber, mais un simple contraste entre ses névroses qui l’habitent face à ses faux-semblants auprès des autres et un sourire aux lèvres pour ne rien laisser paraître.
Aussi, il lui était impossible pour lui de faire abstraction de son scandale aux NME Awards à base de réactions quelque peu misogynes envers l’actrice Katherine Ryan. Cette preuve d’une réelle instabilité mentale chez l’artiste se voit être dénouée dans l’explicite Canceled aux côtés de Skepta. Finalement, l’homme exprime un flux de paroles qui baigne depuis bien trop longtemps dans sa conscience. De ce fait, pas étonnant alors que l’ensemble de ses dires soit décousu, exprimant alors un état d’esprit global à la manière d’un Joseph Conrad dans Au Coeur des Ténèbres, démuni de trame narrative avec des allers-retours entre son enfance, son adolescence et sa vie d’adulte.
Pour draper la prose du rappeur, ce sont des productions aux influences made in Memphis qu’il épouse avec un certain étonnement. En effet, alors que son album précédent abordait des instruments âcres et que ses collaborations récentes s’orientaient vers des groupes tels que Gorillaz ou Idles (que l’on a pu apercevoir ensemble), il était facile de s’attendre à des productions avec un sévère penchant pour le post-punk.
Mais voilà. Son flirt avec un groupe comme Brockhampton ou encore le rappeur Denzel Curry l’amène à digérer d’autres sonorités. Les basses se veulent alors vrombissantes, des voix pitchées se répètent en boucle lors des refrains pour nous transfuser parmi les vapeurs brûlantes propagées par la Three Six Mafia, Project Pat ou autre Tommy Wright III. Et malgré une maîtrise et une réappropriation de codes plutôt habile, Slowthai se plaît dans une précipitation. En effet, il propose des pistes ne dépassant que rarement les trois minutes, jusqu’à en gâcher leur potentiel comme avec WOT. Les sonorités sont instables et criardes. Elles retranscrivent la folie du rappeur à la perfection mais nous laissent parfois sur notre fin. Par chance, la deuxième moitié de l’album nous réserve quant à elle de belles surprises dans un engagement musical plus poussif.
Regard lucide sur soi-même
Dans les années 1930, Hollywood était prospère dans le paysage cinématographique du monde entier. Pourtant, sa mise en scène grandiloquente vient rendre jalouse la seconde plus grande puissance qu’était le Royaume-Uni. Par opposition, l’archipel développe sa propre pâte dans un style de « documentation », par une caméra instable et des scènes transpirant la hargneuse réalité des prolétaires blue-collar. Ce patrimoine instauré par John Grierson et ses studios qu’étaient Empire Marketing Board et General Post Office Film Unit avait une dimension propagandiste nationaliste à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, mais également sociale. Il était question alors d’invoquer les conditions de travail laborieuses en affichant des images décharnées d’un quotidien âpre.
Puis, quelques décennies plus tard et un réalisateur comme Ken Loach vient ressusciter le genre dans une critique viscérale de la fragilité de la working-class britannique, oubliant l’aspect propagandiste. Que ce soit les familles désarticulées par la pauvreté dans Sorry I missed you ou bien l’impact d’un service de santé défaillant sur la population dans I, Daniel Blake, la fragilité d’un système gouvernemental est dénoncé et les victimes glorifiées.
Mais pourquoi évoquer cette tranche du cinéma anglais ? Surement parce que Slowthai, de manière consciente ou non, s’inonde de ces influences pour les infuser dans son rap. Par le slang anglais, les plans évocateurs dans le visuel de nhs ou sa façon de brosser le paysage so british qui l’entoure… Ce sont autant d’éléments qui transcendent la seconde partie du disque. Et si, dans Nothing is Great about Britain, Slowthai n’était qu’un témoin comme un autre venue dépeindre le climat océanique de Northampton, dans Tyron il ne peut qu’admettre la pesante dépression qu’il a refoulée toutes ces années durant et devenir ainsi l’acteur principal.
Dès PLAY WITH FIRE, titre transitoire vers la seconde partie, le rappeur modère l’allure de ses rouages crâniens pour observer les dégâts qu’il s’est infligés. « I wish I pressed skip, everything is negative » articule-t-il avec regret. Après avoir trop joué avec le feu, le rappeur désire s’agenouiller à la périphérie de celui-ci pour contempler ses comportements négligés et en tirer des conclusions.
La tête calcinée au troisième degré
Le bilan final se veut fataliste. Rien qu’à la vue des titres des morceaux, on peut se permettre d’émettre des hypothèses peu rassurantes à l’égard du rappeur. Nhs – acronyme pour le service de santé mental en Angleterre -; Adhd – acronyme cette fois-ci du trouble qu’est l’attention deficit hyperactivity disorder ou même Feel Away parlant de lui-même. Tout se centralise dans la tête de l’artiste, celle qui, de l’intérieur, ressemble à un mixeur. Alors un relâchement complet s’effectue dans la tête de l’artiste notamment dans i tried, où il ne prend pas la peine d’emprunter des figures de style pour exprimer son mal-être. « I tried to die (the pain won’t die)/ I tried to take my life (and you caught me with a smile) » sont les paroles samplées du chanteur décédé Trey Guber pour une entrée fracassante sans la moindre concession.
Une facilité déconcertante dans la mise à nue des émotions qui pourrait s’expliquer par l’impact du groupe Brockhampton avec qui il a pu tailler un bout de gras en 2019. En effet, que ce soit la production de terms aux patterns familiers à ceux du groupe, ou bien l’évidente présence de l’entourage du groupe avec Deb Never et Dominic Fike, tout laisse à croire que le britannique empreinte à ses voisins du Nouveau Monde. Et comme les membres de Brockhampton ont toujours su exprimer leurs plus profondes anxiétés, il n’est pas étonnant de voir un Slowthai plonger lui aussi dans une catharsis complète.
Parce que les cris dans sa tête se veulent de plus en plus criards à mesure que les jours se répètent, le rappeur demande à l’aide. Lui qui a toujours su afficher un sourire béant face aux yeux de tous s’abandonne au poids de la tristesse qui pèse sur lui depuis tant d’années. Alors, il voit le service de santé gouvernemental comme l’unique réponse possible. Les hôpitaux psychiatriques sont vus comme des sanctuaires qui lui permettent de remettre le compteur à zéro pour repartir dans un pèlerinage éprouvant dans ses propres limbes mentales. Et l’une de ses principales angoisses est ce fameux temps qui ose s’écouler sans pour autant se manifester. « Same old shit, just another day/I was in my head, feelin’ dead, feelin’ microwaved » scande-t-il dans nhs.
Le passé et futur ne sont que des barrières bien trop abstraites lorsque les murs qui le muraillent se ressemblent tous sous une couleur beige dénuée de goût. Alors on comble cette absence de saveur par des relations toxiques. Puis d’autres qui rendent nostalgique, comme lorsqu’il passe un coup de fil silencieux à son frère actuellement en prison au milieu d’adhd. Pour conclure, à cette succession de maux s’ajoutent les relations amoureuses qui s’effritent, avec les responsabilités de chacun dans les dommages collatéraux qui en résultent.
Mais alors que tous les récits, aussi dramatiques soient ils, se concluent dans une joie réconfortante qui soulage le spectateur, Slowthai, lui, trouve un optimisme plus discret. « I got tendencies, psycho tendencies/Touch me tenderly, Heaven, let me in/I think you got amnesia (‘Nesia)/And this stress soon to give me alopecia (‘Pecia)/And I’m vexed tryna smile like Mona Lisa (Smile)/Fail to exit like I ain’t got a visa » sont les derniers vers qu’il aboie, concentration de son état actuel. Le rappeur n’a pas entrepris TYRON pour guérir, du moins pas immédiatement. Non, il exécute un tel projet pour effectuer la première étape vers la guérison : avouer ses traumatismes antérieurs de vive voix. L’album est un réceptacle de ses mantras et les cristallise pour que Slowthai puisse à jamais comparer l’avancement de sa quête vers la plénitude.
Pour aller plus loin, plongez dans la cure finale de l’enfant lunaire Kid Cudi.