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Le rap s’embourgeoise-t-il ?

Pour certains, l’arrivée dans le rap se fait la rage aux dents, seul moyen de s’éloigner d’une vie de misère ou de délits. L’authenticité est frappante donnant un rap brut qui n’a rien à perdre et tout à gagner. Peut-être même un peu trop ?

La rage des débuts

Avec le streaming, diffuser sa musique et rencontrer un public se fait plus facilement et demande surtout moins de moyens et de temps. En parallèle à cette nouvelle manière de produire et de consommer, un style musical a pris particulièrement en ampleur en francophonie : le rap. Paris, Marseille, Bruxelles, Genève : les frontières se brisent, les styles se diversifient et s’imposent comme LA « nouvelle pop ».

Retour en 2015. Booba affirme que la couronne lui va toujours aussi bien avec Nero Nemesis, Nekfeu confirme les attentes avec son premier album Feu, Jul est déjà une machine à titres avec trois projets sortis cette même année. Place forte du rap depuis quelques années, Marseille voit arriver depuis Aubagne un personnage filiforme aux cheveux lisses, au phrasé singulier, ambivalent entre une voix grave et un sang froid glaçant, SCH. Depuis ses 15 ans, ses écrits sont un mélange d’inspirations des films de mafieux et de son vécu dans les quartiers nord de Marseille. En résumé, ce que voit sa rétine n’est jamais très joli.

« Stupéfiants, visages marqués sous les bobs
Coupe, le Seven Up au rhum »

SCH – La Malette

Une année plus tard, c’est du côté de Bruxelles que les regards se tournent. Cela fait un moment que Damso développe un rap brut, sombre et millimétré. Mais il a du mal à le faire résonner au-delà du plat pays. Le bruxellois raconte son vécu, trainant dans les rues accompagné de ses démons. Entouré par des gens faisant de la musique, il exprime ce train de vie au micro de manière brute. Avec un univers bien défini, un rap maitrisé et surtout une hargne qui transpire l’authenticité et l’envie de s’en sortir, tous deux arrivent aux oreilles de deux artistes installés : Lacrim pour SCH et Booba pour le bruxellois. En évoluant à leurs côtés, ils bénéficient d’une mise en lumière, mais aussi de plus de moyens pour se développer.

A7 et Batterie Faible lancent respectivement leur carrière et affirment les éléments qui avaient attirer les premières oreilles : une brutalité qui respire l’obscurité de leur quotidien et un univers affirmé puissant dans un mode de vie sombre. Ils ont tout à gagner et c’est ce qu’ils commencent à faire.

Une fois arrivé à ce stade, leur vie a ensuite radicalement changé depuis les premiers freestyles Gare du Midi ou sous le soleil étouffant d’Aubagne. Cela se répercute alors dans leur récit qui se simplifie ou, en tout cas, s’éloigne des fondements qui avaient réussis à attirer les premiers auditeurs. Ces derniers ne se gênent d’ailleurs pas pour clamer leurs déceptions sur les réseaux sociaux.

Un public qui se fragmente

Si un nouveau public apparaît et se retrouve dans ses nouvelles formules, certains fans de la première heure délaissent leur musique, nostalgique d’une époque qu’ils pensent révolue. Un dilemme qui peut se comprendre. L’authenticité des débuts s’étant édulcorée en même temps que leur mode de vie, ce n’est plus le même public qu’ils touchent. Mais cela est également synonyme d’une vie loin de l’illégal et plus proche d’une sécurité financière, ce pourquoi ils se sont lancés dans la musique.

En devenant le genre dominant les charts, le monde du rap a dû, malgré lui, accueillir un nouveau public. Parfois plus jeune, parfois moins passionné et parfois même bourgeois, il peut s’éloigner des fondamentaux sociaux et prolétaires traditionnellement véhiculés par le rap. Ses demandes sont alors toutes autres. Il veut principalement être diverti et ne voit donc plus dans le rap un moyen de véhiculer un message social. Ce qui en devient presque paradoxal pour un genre qui a pu faire de la domination de classe un de ses principaux combats.

« Grâce aux réseaux sociaux et à l’essor du streaming, le rap a su toucher un très large public. Il se diversifie, se mélange à d’autres genres et touche des catégories sociales nouvelles. Il rentre dans les rouages de la marchandisation et finit par générer de nombreux revenus. »

1863 – Le rap est-il devenu une arme idéologique du capitalisme ?

Arrivé en masse, ce nouveau public représente pratiquement la majorité des auditeurs du genre sur ces dernières années. Cet intérêt et ce nombre grandissants d’auditeurs divers ont permis au rap de s’ancrer dans l’industrie musical et de devenir le style le plus puissant du moment. De nombreux labels, médias, producteurs et artistes profitent ainsi de ce terrain fertile pour se lancer. La machine prend, l’argent rentre et le rap évolue plus vite que prévu. Par conséquent, cela provoque un changement de paradigme chez les rappeurs. Ce nouveau public ayant des standards différents, les artistes vont mettre en avant des morceaux plus légers, généralement dansants qui ont un potentiel pour devenir rapidement des hits. Les artistes et leurs équipes ont ainsi trouver une nouvelle poule aux oeufs d’or sur laquelle capitaliser.

Ninho, l’exception qui confirme la règle ?

Pourtant, certains parviennent à concilier la réussite avec leurs fondamentaux. Pour garder un exemple connu de tous, Ninho réussit encore à livrer des morceaux puissants, respirant toujours sa soif de réussite. Certes, il s’est imposé dans le monde de la musique, mais il semble viser encore plus haut. Il ne se cache pas de vouloir devenir un chef d’entreprise powerful et le retranscrit assez bien sur l’album Jefe. Pour se faire, il garde sa brutalité, ses flows acérés et ses mélodies efficaces mais transpose ses champs lexicaux à sa nouvelle vie. Le public n’a donc pas eu de difficultés à suivre son évolution musicale et explique peut-être la longévité de son succès.

En somme, non, la réussite n’est pas synonyme de facilité. Si certains profitent des moyens à leur disposition pour étoffer leurs sonorités et s’autoriser plus de liberté, d’autres gardent leur ancrage, le faisant évoluer à leur nouveau mode de vie loin des problèmes des débuts. Ce succès se fait donc à tous les étages et souvent dans le bon sens pour les artistes. Du côté du public, certains quittent le navire quand d’autres y rentrent au fil des années et des projets. Les goûts évoluent, les critiques peuvent pleuvoir mais à la fin, l’artiste demeure celui qui aura le dernier mot sur son processus créatif.

Pierre Simon

Le sel dans tes frites