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Pop Music : fordisme, culture des masses et monomythe

Bien des années se sont écoulées depuis l’apparition du terme «pop». Souvent associé à la culture dans son sens le plus large ou bien, avec plus de précisions, à un genre musical, ce terme semble jouer de nous dans un casse-tête indéchiffrable tellement il y est difficile d’en définir le sens exact. Pour les plus téméraires, il est question de proposer leur propre point de vue, empruntant à chacune de leurs inspirations pour former une définition unique et individuelle. Cependant, de plus grandes idées se dissimulent derrière cette expression qui est devenue inhérente à une société, celle guidée par la consommation en abondance. On parlerait alors d’un art grandiloquent, celui qui nous permet de se perdre dans nos rêveries… Les interprétations y sont multiples, et il est bon d’en trier les idées qui entourent ce mot si énigmatique. 

The Doors pop
The Doors / Crédits : Elektra Records-Joel Brodsky

Quand la musique est-elle devenue pop ?

Pour se plonger dans cette lourde explication, il convient de commencer par décortiquer la simple étymologie de l’expression « pop music ». Au sens le plus strict, il est le diminutif du terme anglophone « popular music » qui, dans une définition superficielle, qualifie toute une gamme de morceaux venus parler au plus grand nombre dans une volonté de succès commercial. Pourtant, il faut bien distinguer la « musique populaire » qui se contient, quant à elle, dans une communauté et qui se rapproche d’un univers folklorique dans un souci de chauvinisme.

A l’inverse, la pop music cherche à unifier les peuples, hors de toutes frontières idéologiques. Mais alors que chaque peuple a su assimiler ses propres codes pour ainsi se distinguer et créer sa diversité, la réponse semble précipitée et délicate. Plaire à tant de personnes demande de faire appel à une psychanalyse poussée afin de démanteler le réseau de câbles nerveux qui constituent l’homme de Vitruve. Peut-être que le plus simple serait de ne prendre en compte seulement la définition stricte qui se limite à l’aspect musical. Ainsi, la pop music ne serait qu’une musique «pétillante et entrainante». Mais encore faut-il définir ce qui est «entraînant et pétillant». Une explication qui se veut floue, nous poussant à remonter aux jours glorieux de sa création, pouvant alors nous fournir quelques ad hoc clés. 

Tin Pan Alley
Tin Pan Alley

D’après les dires du professeur universitaire en musicologie Richard Middleton, cette douce recette qu’est la pop music vient éclore sur le territoire des Etats-Unis en 1955 suite à l’avènement du rock’n’roll. Le melting-pot qu’il effectue à la frontière du blues, de la folk et du rock propose une première formule modelée pour le grand public. Cela est soutenu par la démocratisation de la radio dans les foyers suite à leur utilisation durant la Seconde Guerre mondiale et ainsi un accès direct et instantané à la musique. Mais il faut remonter des décennies en arrière pour déceler les premiers morceaux vendus en masse, résonant avec une démarche d’industrialisation de cet art. On pourrait également se risquer à traverser les époques pour atterrir au milieu du XVe siècle, moment où l’imprimerie se répandait, permettant la commercialisation des partitions musicales à grande échelle.

De plus, on peut déceler des brises d’initiatives venues inaugurer de cette formule sous blister à l’aube du XXe siècle. Un âge où les studios d’enregistrements naissaient et qu’en parallèle, fleurit la technique du fordisme dans les usines automobiles de monsieur Ford. Sous ce processus, chaque employé a une place précise dans la chaîne industriel, répétant inlassablement un geste mécanique. Ce fonctionnement sera calqué par des structures musicales comme Tin Pan Alley situé à Manhattan, véritable usine où des hommes se répartissent les rôles pour produire des morceaux qualifiés pour faire danser la populace. La radio, quant à elle, démarre doucement dans les années 1920 et aide à répandre les genres locaux dans l’entièreté des USA. 

Les piliers de la pop music 

Également, faut-il préciser que, sans les Etats-Unis, la popular music n’aurait jamais pu exister et s’émanciper de cette manière. Lorsque le sociologue-musicologiste Simon Frith s’exprime sur le sujet dans son essai European thoughts on American music, il distingue cinq critères qui définissent la musique populaire. Et dès les premières envolées de blues des esclaves dans les champs de coton dans le sud, des fondations se bâtissent. A commencer par le réalisme qui transpire dans les paroles des chanteurs venus retranscrire le racisme et les conditions déplorables des travailleurs noirs du sud sous un langue vernaculaire. De ce fait, un tel environnement ne peut qu’entrainer une manifestation de sentimentalisme abondante, aussi bien détectable dans les cordes rugueuses des guitares que les voix désabusées des interprètes.

Plus encore, Frith ajoute la primitivité qu’il faut insérer dans un sens musicologique où les sons se répètent et ne dispose souvent que de très peu d’accords pour un minimalisme certain (les guitares de blues avaient souvent trois cordes).

Pour conclure, l’auteur ajoute deux autres critères qui feront leur apparition à mesure que le temps s’écoule : l’hybridation et la modernité. Hybridité car la musique populaire ne fait que s’imprégner, déformer et recréer des genres, n’étant jamais statique – par exemple, le blues vient donner naissance au rock’n’roll. La modernité, elle, qualifie l’évolution des technologies, des organismes ou encore des canaux de distribution. 

Owen Bradley's Quonset Hut and Columbia Studio A | Page 7 | Steve Hoffman  Music Forums
Les locaux de Columbia Records

Cependant, c’est bel et bien à la moitié du siècle que la pop, comme on la connait de nos jours, fait son apparition. Cela se traduit par la conception de morceaux répondant à des normes prédéfinies – quoique quelques peu vagues – mais également et surtout par les canaux de distribution. En effet, si l’on décide que la pop est avant tout synonyme de commercialisation et non de genre à proprement parler, alors ces canaux deviennent un axe majeur dans le façonnement d’un artiste. Les labels deviennent la genèse de toute cette mise en scène phénoménale et artificielle. Columbia Records, Decca Records ou encore Atlantic Records sont tant d’entreprises qui ont façonnées ce business pour qu’il devienne celui que l’on connaît aujourd’hui. Pourtant, la pop n’est pas aussi palpable que cela et peut avoir des allures abstraites lorsqu’il s’agit de la définir sous l’angle de la psychanalyse.

La facette invisible de la pop music 

Premièrement, il faut saisir que la pop music se veut d’avoir une vocation bien plus large et ambitieuse que ce que l’on peut penser car, pour qu’une œuvre s’inscrive dans ce cadre, elle doit s’affranchir de codes insaisissables et parfois vacants. A l’inverse, le but recherché par cette pop, lui, reste le même pour chaque produit, c’est-à-dire toucher le peuple en masse. De ce fait, il faut intégrer la diversité du peuple en un morceau unique, ce qui n’est pas une mince affaire.

Cependant, trois critères majeurs semblent être constants dans la recette : proposer quelque chose de neuf qui s’accorde aux tendances, fournir quelque chose de grand et, plus que tout, offrir le propre reflet du spectateur à travers l’artiste mis sur patte. Une combinaison qui se doit d’être condensée dans un titre. Le titre qui réussira à surpasser le format album. Il est le verre accroché à l’hameçon venu appâter les bancs de poissons en perte de repères à la recherche d’un idéal. 

Motown studios
Dans les studios de la Motown

Également, la pop est souvent dénoncée par certains comme étant la bête noire. Celle qui, pour exister, empreinte aux autres castes minoritaires et en ôte toutes les saveurs si singulières pour aboutir à un produit iconoclaste prêt à être servi à la masse. Alors, nous serions face au phénomène d’appropriation. De part ce statut de dictateur, la pop s’empare avec allégresse d’un patrimoine pour en entortiller les codes afin de les rendre livides et lisses.

Comme a su être détourné la culture amérindienne – déjà un terme qui démontre une certaine appropriation – par une élite européenne venue fouler leur sol, la pop music peut être vue tel un colonisateur de sous-culture s’assurant que cette dernière garde sa place underground, ce qui, dans ce cas présent, n’est pas forcément une mauvaise chose étant donné que cela lui permet d’être légitime dans son domaine. Nous serions alors face à une idéologie quelque peu marxiste où la pop music ne serait qu’un détraqueur venu aspirer toute qualité aux genres pour le recracher avec impunité sans une ombre de honte. 

Eazy-E manager Jerry Heller
Eazy-E et son manager Jerry Heller

Encore faut-il bien assimiler tous ces concepts, et même en scrutant le manuel du bon élève de management durant des heures, être avant tout un amoureux de la musique et son histoire. Bien sûr, sans nier pour autant les quelques chanceux qui auraient assimilé les mécanismes se cachant derrière le feu d’artifice illusoire. Il faut cependant se méfier, car toute démarche forcée pour aboutir à de la pop music peut se conclure par un échec cuisant pour un produit final mal digéré qui donnera lieu à une pâle copie kitsch de la tendance actuelle. Il ne suffit pas de lisser les traits rugueux d’un genre, calquer allègrement la formule des 3 minutes avec un couplet-refrain-couplet-refrain-pont-refrain pour devenir millionnaire.

Si on ne peut douter du fait que cette formule a su faire ses preuves, cela ne reste qu’une infime partie du travail de compréhension envers la pop qu’il faut fournir. Peut-être faut-il comprendre les vertus que procure la pop, se traduisant par sa capacité à offrir à l’auditeur un moment de répit, un détachement au monde terrestre le temps de quelques mesures pour se laisser fondre dans un cocon moelleux. Un voyage qui n’implique aucun risque ni danger. Or, il est primordial de se munir d’autres armes que celle-ci. De ce fait, l’image de marque est un trait de caractère inhérent à la pop, et tout genre musicaux confondus d’ailleurs. Sans cet atout, la musique n’est qu’une accumulation de percussions, riffs de guitares, de synthétiseurs délicats et de voix superflues vide de sens où aucun souvenir personnel n’y a été encore greffé. Pour appâter l’auditeur, le vernis appliqué sur la cuirasse de l’artiste est d’une aide cruciale pour bénéficier d’un succès canonique.

Strass et paillettes dans la pop

Décor grandiloquent sur une scène surélevée se dressant devant une foule en transe venue y effectuer un question/réponse avec leur artiste favori, lui-même en agonie sur le sol humidifié pour offrir un spectacle digne de ce nom. Si chaque artiste ne propose pas toujours son style unique et révolutionnaire, il doit toutefois offrir une osmose avec son public à travers la mise en scène de son corps et de sa voix impétueuse. Il est alors question de se déguiser pour devenir une figure divine qui s’incruste à la fois dans notre réalité par les interactions physiques avec son audience, mais qui, par un tour de magie constitué de paillettes, se situe également dans un monde superficiel parallèle au nôtre. Le sociologue Edgar Morin nous exprime cette idée sous des mots plus que justes : «Le monde réel, en acceptant la star en son sein, reçoit un peu de magie et prête un peu de réalité en échange». Certains assimilent cela à du travestissement comme le fait remarquer Rupaul l’un(e) des plus grand(e)s drag queen.

Devenu figure incontournable de cette culture ainsi que des reality shows en Amérique, Rupaul aborde une philosophie des plus pertinente. D’après ses dires, nous serions nés nus et toute forme de revêtement s’apparente donc à une forme de travestissement. Cela touche aussi bien le palpable comme l’accoutrement vestimentaire mais également nos croyances, notre déterminisme, nos opinions ou bien notre couleur de peau. Résultat : nous ne sommes qu’une enveloppe corporelle déguisée à la forme disparate que notre matière grise est incapable de lui donner une image nette. Tout comme l’artiste, l’être humain joue son persona (masque social) à longueur de journée, même envers lui-même. De là, la popstar n’est que le prolongement de notre propre identité, expliquant cet effet miroir qu’elle procure au spectateur. Un miroir reluisant qui ne révèle seulement que les attributs positifs que le spectateur aime admirer chez lui, tel un mégalomane en besoin d’attestation extérieure.  

Ensuite, il faut dériver vers les idées de Joseph Campbell, écrivain considéré comme le père fondateur du monomythe en 1949 avec son œuvre «Le héros aux mille et un visages» venue inspirer toute l’industrie Hollywoodienne pour donner naissance au terme connu de tous que l’on nomme blockbuster. Dans cette circonférence, le monomythe est un dérivé du mythe, celui né au temps de nos ancêtres, des millénaires d’antan, à l’époque où le rôle du conteur avait une grande importance. De par ces racines, il est dit que ces histoires dithyrambiques ont la faculté d’être comprises et appréciées de tous. Dans le monomythe, le héros est mis à l’honneur, car il est celui qui prend le rôle du messager pour le peuple, partit en quête de la récompense – pouvant prendre toute forme – réclamée par la communauté.

monomythe héros
Théorie du monomythe

Il est bon de comprendre que Campbell insère 17 étapes dans le schéma du monomythe, pouvant être vulgairement résumées en trois : le héros part à l’aventure, revient transformé par son voyage pour finalement partager ce trésor avec le peuple. Dans un parallélisme quelque peu tordu, nous pouvons déclarer que n’importe quelle popstar peut y voir figurer dans le monomythe sa propre ascendance dans l’industrie musicale. En acquérant cette célébrité et ce charisme, elle sort du monde réel pour passer de l’autre côté du miroir et se livre à une épopée hors de notre dimension terrestre pour que, lors de sa chute – à cause de quelconques facteurs pouvant aller de la « chanson de trop » jusqu’au “décès par overdose” -, vienne léguer un trésor au peuple, ou plutôt un héritage musical si l’on s’accorde au terme adéquat.

La splendeur du monomythe réside dans cette uniformité à travers chaque classe sociale, chaque population pour ne former qu’une masse soudée le temps d’un récit, comme pour signaler que nos inconscients sont plus assimilables qu’on ne le pense. Un rôle que s’empresse de jouer la popstar qui se veut globale et sans frontière. 

Dernières notes

Pour de nombreux sociologues et fanatiques écervelés ayant passé des heures à aduler puis démanteler la pop culture, le point d’ancrage qui fait débuter cette mouvance se situe finalement à l’arrivée des pulp. Des bandes dessinées pour “adulte” s’attaquant le plus souvent au genre de la science-fiction sous une érotisation certaine et dont la qualité des papiers et des récits frôlait l’aléatoire. En découle alors l’industrie des comics notamment avec l’incontournable Superman ou Batman suivis par les nombreux héros de la maison d’édition Marvel. Cette formule du héros mythique venu apporter son altruisme aux habitants d’une quelconque ville aux gratte-ciels lustrés semble se répéter depuis maintenant quelques décennies et reste, à priori, toujours aussi pertinente. Une structure qui subsiste lorsque l’on parle de pop music, et qui, à ce jour, est bien trop souvent dictée dans un raisonnement basé sur la rentabilité.

Pourtant, force est de constater qu’un paradoxe vient se greffer au centre de cette réflexion économique où le marketing règne en maître : si la pop vise la masse, on y trouve en son sein une base de fan prêt à défendre leur œuvre favorite avec acharnement et animosité. De ce fait, un aspect communautaire s’en émane, aux antipodes des intentions initiales de la pop. Un accident qui permet de léguer des œuvres à un petit groupe d’individus qui saura faire perdurer le mythe pour le transmettre de génération en génération (pour citer les plus marquantes, on y trouve Star Wars, Harry Potter ou Le Seigneur des Anneaux). Dans une réflexion giratoire, la pop music s’adresse à la masse qui, elle-même, se charge de rendre cette mouvance légitime et lui fournir une personnalité pour la sublimer sous des facettes éclatantes.

Alors cette pop vient finalement définir qui nous sommes et la représentation que l’on aura à travers les yeux d’autrui. Elle rentre dans notre routine pour s’emparer de notre personnalité, définissant ainsi notre rapport avec l’extérieur. Cette interaction si personnelle qu’entretient l’homme avec les œuvres rend la frontière entre le réel et la fiction quelque peu étroite, dans un mécanisme de projection de nos influences pop dans notre manière d’agir et de penser. Plus qu’un simple phénomène sur un genre aussi adulé que détesté, la pop music, de la même manière que la pop culture, donne une genèse à de multiples couches d’univers à la force de persuasion incommensurable sur notre personne, se permettant d’être assez robuste pour devenir l’un de notre trait de personnalité majeur. 

Sources :

  • Richard Mèmeteau, Pop culture, Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. 
  • Hubert Artus, Pop Corner, la grande histoire de la pop-culture.
  • Simon Frith, European thoughts on American music

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