Tout auditeur possède un plaisir coupable. Une musique à demi assumée qui, lorsqu’elle retentit, vous colle un timide et indécrochable sourire au coin des lèvres. Pire, vous donne peut-être l’envie imprévue de danser. De « Béné » à « Señora », le rap français s’est – à raison – abandonné aux rythmes envoûtants du reggaeton. Né au Panama et popularisé à Porto Rico, cette musique est à l’intersection des genres, entre hip–hop, dancehall et reggae. Aujourd’hui, elle s’est imposée comme l’étendard d’un mouvement panlatino-caribéen qui conquiert désormais la scène rap européenne.
Latin lovers
Le 12 mai, le rappeur espagnol Morad sortait Reinsertado, son deuxième album très attendu par les fans. Un projet puro rap pour le jeune prodige barcelonais qui fait honneur à son titre de « heroe de los M.D.L.R » (héros des Mecs De la Rue). Avec « Se grita, » le jeune talent du quartier de Florida s’offre une sixième collaboration avec Jul, en croisant le fer sur une prod mélancolique aux accents de reggaeton romántico.
Une prise de risque pour les deux artistes ? Difficile d’y prétendre lorsqu’on voit apparaître, dès la deuxième track du projet, le nom de la reggaetonera argentine Nicki Nicole sur le titre « Paz », qui cumule déjà 10,3 millions d’écoutes. Pour sa part, l’Ovni lorgne depuis quelque temps déjà sur la musique des voisins latino-caribéens. « Bande Organisée, est clairement une rythmique de reggaeton avec un dembow accéléré » nous confie Robin Vincent, fondateur du média de musique latine JetLag et directeur artistique de The Orchard.
Seulement, rares sont les fois où public et artistes parviennent à nommer ces sonorités « reggaeton ». Cachées derrière les termes bien trop souvent dénigrés de « zumba » et de « type beat Jul », se trouvent des musicalités éminemment complexes, héritées d’un métissage musical riche. Pour Claudia Ben, journaliste spécialisée dans la culture latino, cette méconnaissance s’explique par la « confusion du genre avec le reggae » et un « réel problème d’identification au niveau des sonorités ». Pourtant, à y tendre l’oreille, « les sonorités reggaeton sont de plus en plus présentes dans la musique française », renchérit Robin Vincent. De « Quelque chose de sauvage » de La Fouine à « Petit nez » de TripleGo, le rap a fait son pari latino. Pour mieux comprendre les interconnexions entre ces deux genres, un premier vol vers Porto Rico s’impose.
The Noise, def: « Young people are loud, they are noisy » (DJ Negro pour Loud)
1991. Dans les rues de San Juan, DJ Negro vend des hot dogs toute la journée. Récemment séparé du duo à succès qu’il formait avec Vico C, b-boy de latin hip-hop, il s’est éloigné des soirées freestyle et spanish ragga de New York et gagne son pain comme il peut. Souvent, il arrive qu’on le reconnaisse dans la rue. En échange d’un hot dog et de quelques dollars, il accepte de prendre des photos et de signer des autographes. DJ Negro n’est pas du genre à abandonner : avec les 4000$ qu’il a emprunté à son frère, il rachète un vieux restaurant dans son quartier d’enfance, La Perla, qu’il transforme en club.
« Young people are loud, they are noisy », expliquera DJ Negro au micro de Ivy Queen pour son podcast Loud. C’est en référence à la jeunesse bruyante, revendicative et festive de l’île que le rappeur nomme sa boîte de nuit The Noise. Ici le public est puro barrio, presque aucun gringo (blanc).
Chaque soir, la foule s’agglutine autour de l’entrée du club pour venir écouter les derniers disques dénichés par le DJ. The Noise accueille aussi beaucoup de freestyles. Sur scène, rappeurs.es et toasteur.ses se bousculent devant un public exigeant, qui n’hésite pas à lancer tragos (verres) et bouteilles si la performance ne les convainc pas. Les MC’s posent sur les faces B de vinyles rapportés des stores reggae et hip-hop de New York. Ni tout à fait du rap, ni encore du reggaeton, leur musique c’est l’underground. Avec ses paroles vulgaires, irrévérencieuses, presque punk, le genre est boudé des radios et se retranche dans l’enceinte sombre et fumeuse du club.
Mixtape 37
En 1992, DJ Playero, un jeune DJ qui fréquente le Noise, décide de monter un studio dans son petit appartement. Il y accueille tous les artistes qui s’y présentent et les fait poser sur ses mixtapes. En face de chez lui, vit le jeune Ramón Luis Ayala Rodríguez. Déterminé à quitter la petite île, le gamin de 16 ans se prédestine à une carrière dans le baseball. Ramón a un autre talent : il rappe vite et bien. DJ Playero le prend sous son aile et lui propose de passer à son studio. Un jour, alors qu’il s’apprête à enregistrer, Ramón est pris dans une fusillade. Blessé à la jambe, il est contraint d’abandonner sa carrière sportive et se tourne définitivement vers la musique. La légende Daddy Yankee vient de naître.
Le dembow, colonne vertébrale du reggaeton
Au Noise, quand on ne freestyle pas, on danse. La discothèque est reconnue pour jouer un son en particulier, une rythmique obsédante qui fait tenir les oiseaux de nuit jusqu’à l’aube : le dembow. L’arrivée du dembow à Porto Rico consacre l’avènement d’un élément central du reggaeton : le perreo. Cette danse ultra-sensuelle permet aux femmes, jusqu’ici à l’écart dans les soirées spanish ragga, de prendre d’assaut le dancefloor. Partout, on danse, on rappe et on chante au rythme de cette snare ultra régulière, presque obsessionnelle. À l’inverse des danses de couples latines, le coût d’entrée est faible pour cette danse qui se vit aussi bien seul.e qu’à plusieurs. « Yo perreo sola » (je danse le perreo seul.e) pour mantra.
Dembow, c’est le nom donné au riddim syncopée (3-3-2) qui fait l’identité du reggaeton. Cette rythmique martelée sur un bpm lent (90 bpm) et marquée par le skank, un contretemps issu du reggae (joué par un clavier ou une guitare), se retrouve dans la quasi-totalité des sons de reggaeton actuels (80% selon le chercheur Wayne Marshall). À ce jour, l’origine du nom est encore floue. Beaucoup s’accordent à relier le terme au morceau « Dem Bow » de Shabba Ranks sorti en 1990. S’il n’est pas le premier à y avoir recours, c’est ce titre qui consacrera sa popularité.
Encore aujourd’hui, le perreo reste central dans des cultures où « la musique se vit différemment » remarque Claudia Ben. Rien qu’en concert, les fans n’hésitent pas à s’endetter pour voir leur idole. Un à deux jours avant le show, les premiers arrivant.e.s s’installent devant les portes et commencent la fête. « Dans la queue, tout le monde commence à perrear, à danser. C’est déjà festif, il y a une fête dans la fête », ajoute la journaliste.
Straight outta Porto Rico
Il faut attendre le début des années 2000 pour que le reggaeton s’exporte mondialement. Une période retenue comme son âge d’or. Porté par des artistes comme Daddy Yankee, Tego Calderón, Nicky Jam ou encore Don Omar, le dembow devient la rythmique qui permet d’identifier le genre sur tout le continent américain. Avec le soutien de rappeurs latino-américains, Luny Tunes, Fat Joe ou N.O.R.E (aka Noriega), le reggaeton se fraye un chemin dans les soirées hip hop de la East Coast et sur MTV.
« Ils {ndlr : les rappeurs} sont latinos mais ont grandi aux États-Unis. À chacun de ces deux endroits il y a la musique de rue, son côté revendicatif sur les problèmes de société », complète Claudia Ben. Une popularité qui n’échappe pas à Jay-Z qui produira sur son label Roc-La-familia, branche latino de Roc a Fella, le très fédérateur « Oye mi canto » porté par le rappeur latino-américain N.O.R.E aux côtés de Daddy Yankee et Nina Sky.
Tu sabes que somos de calle
Si le reggaeton s’exporte à l’international, c’est en partie parce qu’il se lisse. Violent, vulgaire et machiste, il se heurte à bon nombre de croisades conservatrices d’hommes et femmes politiques qui dénoncent sa letra (ses lyrics). Des opérations à grande échelle, sous prétexte de lutte contre les guerres de gang ou la pornographie, vont donner lieu à de violentes saisies de cassettes. En réalité, pour Petra Riviera-Rideau, auteure de « Reggaetón : The Cultural Politics of Race in Puerto Rico », c’est le classisme et le racisme qui motivent ce désamour du reggaeton. Elle écrit : « Il était surtout une cible facile en raison des communautés pauvres et souvent noires qu’il représentait. (…) Le gouvernement voulait surtout le maintien de l’ordre dans les quartiers. »
Le reggaeton, masculin et performatif
Pour reprendre les mots de Geos et Victor, réalisateurs de l’excellent documentaire « Reggaeton Théorie », il est urgent d’être précautionneux lorsqu’on évoque le sexisme d’une musique comme le reggaeton – le rap ne le sait que trop bien – afin de ne pas « faire le jeu de celles et ceux qui utilisent le sexisme pour dénigrer des communautés où cela s’exprime comme du classisme ». Il en demeure que le reggaeton reste à ce jour une musique viriliste exaltant la performance masculine, mais qui, d’un autre côté, pose des problématiques que sont le racisme et le mépris de classe.
Aujourd’hui encore, le reggaeton reste l’étendard de la lutte sociale antiraciste et décoloniale. Les morceaux « Bellacoso » (Bad Bunny ft Residente), «El Apagon» (Bad Bunny) et « Afilando los cuchillos » (Residente ft Bad Bunny & iLe) sont ainsi devenus des hymnes pour les manifestants portoricains, descendus dans la rue pour demander la démission du sénateur Ricardo Rosselló, commanditaire de la controversée et violente politique de la Mano Dura dans les années 1990, censée éradiquer la criminalité et le trafic de drogue dans les caserios (quartiers pauvres) de l’île.
« Un avant et après Gasolina » (Robin Vincent, JetLag)
À la manière des radio edits version américaines pour le rap, le reggaeton édulcore ses propos, se romantise et se cache derrière la métaphore sexuelle. « Gasolina est le premier titre, sans aucun featuring, puro latino, qui s’exporte. S’il faut retenir un morceau de reggaeton, c’est lui. » tranche le rédacteur en chef de Jet Lag.
Depuis la vague mambo des années 1950, aucune musique latino-caribéenne n’avait réussi à tutoyer le mainstream. Grâce à ce morceau, puis l’essor de la scène colombienne et des artistes comme J Balvin, Karol G ou Maluma, le reggaeton devient international, jusqu’à être consacré numéro avec des tubes mondiaux « Despacito », « Te boté » et « Mi gente ». Pour l’industrie musicale américaine, plus question de le voir comme le petit-frère latino. Il est désormais la pop de demain.
Tout ce qui vient des États-Unis finit par arriver à Porto Rico. Dans les années 2015, le succès mondial de la trap d’Atlanta va une nouvelle fois resserrer les liens entre reggaetoneros et artistes rap. L’album TrapXficante du reggaetonero Farruko en guise de jurisprudence. Sur ce projet très trap, un morceau en particulier ressort, « Krippy Kush », en featuring Bad Bunny, évidemment. Son succès est tel qu’une version anglaise est enregistrée dans la foulée avec ni plus ni moins que Nicki Minaj, 21 Savage et Travis Scott qui, sur son couplet, lâche une référence à la diva du reggaeton portoricain, Ivy Queen. La boucle est bouclée.
Côté latino, les traperos Annuel AA, Arcángel, Ozuna, Noriel, vont confirmer l’essai en s’essayant au reggaeton, jusqu’à ne plus quitter le genre.
Epilogue : infuser le reggaeton en France
En se frayant une entrée d’abord en Espagne, proximité linguistique et culturelle oblige, le reggaeton s’infiltre partout en Europe. La méconnaissance du genre entraîne la simplification de sa compréhension. Catalogué comme une musique d’amour, ultra répétitive et dansante, le reggaeton est vite rangé dans la vaste et dénigrée catégorie de morceaux de zumba aux côtés de l’afro, la socca, le bouyon ou le shatta. Ironie du sort, dans sa désignation originelle, la zumba est une danse fitness et athlétique, dont la bande originale est un reggaeton.
Lazuli, King Doudou : porter l’héritage de la culture reggaeton en France
Fort heureusement, la France connaît parmi ses artistes, quelques rares talents qui portent avec fierté les couleurs du reggaeton. Éduquée à la salsa et la bachata par son père chilien, Lazuli a grandi dans les soirées latinos de lyon. Un héritage musical que l’on retrouve dans son dernier projet Toketa, mêlant reggaeton, moombahton et baile funk. Côté producteur, King Doudou est devenu une référence. En signant des prods notamment pour PNL, Lazuli et TripleGo, il infuse ses influences reggaeton en France, tout en collaborant avec des stars du genre (Bad Gyal, J Balvin, MC Buzz, El Mini).
Côté connexion, les rappeur.ses osent enfin se décloisonner. Dans le sillage de Booba et de sa collaboration avec Farruko sur « G-Love », Soolking s’offre Ozuna sur « Aqui », PNL sort « Bene et « Hasta la vista », TripleGo s’amuse sur « Medellin » et « Pour que tu reviennes » tandis que Sharif et Woezen se la jouent latin lover avec « 11 Maudit ». Les maîtres en la matière restent encore Jul avec « Señora » et Aya Nakamura sur « Pookie » et « Copines », qui restent « les meilleurs morceaux français avec un dembow reggaeton à ce jour », aux yeux de Robin Vincent.
La copie n’égale jamais l’original. Aussi proches soient-elles, les instrumentales dembow françaises ne suffisent pas à faire un (bon) morceau de reggaeton. On pourrait – à juste titre – cibler l’absence de paroles en espagnol qui, avec le dembow et le perreo, incarnent l’essence du genre. Aussi, comme le précise Robin Vincent, « la difficulté des rappeurs à produire des toplines aussi puissantes que dans le reggaeton », doit être soulignée. Mais peut être est-ce finalement la non latinité des artistes conjuguée à la fusion du reggaeton avec le diktat de la pop qui doivent être questionnées. Avant de s’empresser de crier à l’appropriation culturelle, il est urgent d’interroger la conscience de l’héritage musical porté par une loop de dembow.
Recommandations
Pour les plus curieux.ses qui souhaiteraient s’aventurer à la découverte du reggaeton, plusieurs portes d’entrées, par le rap espagnol et le neoperreo (sous branche du reggaeton) existent.
- Après avoir fait chavirer le coeur de Rosalia, Rauw Alejandro part conquérir le public européen. En septembre prochain, l’artiste portoricaine présentera son troisième album Saturno sur une date unique à l’Accor Hôtel Arena. Un projet qui renoue avec le reggaeton des années 1990 en y ajoutant une touche de modernité grâce à ses sonorités electro propres à la scène du neoperreo dont il est l’un des esthètes.
- Autre pionnière, Ms Nina est l’une des reines incontestée du neoperreo. La chanteuse argentine propose un reggaeton sulfureux et féministe qui n’est pas sans rappeler une certaine Ivy Queen et son hymne au perreo libéré des codes patriarcaux, « Yo quiero bailar ». Aux côtés de Bad Gyal, Tommasa del Real, Tokisha ou de DJ Lizz, elles défendent un univers artistique à la rencontre entre l’esthétique Y2K, l’électro et le reggaeton old school.
- Avec ses notes mélancoliques qui ne sont pas sans rappeler qu’il a vivement contribué à la production de El mal querer (Rosalia), C.Tangana propose avec El Madrileño, un album audacieux et percutant. Sur 14 titres, le rappeur madrilène explore avec décomplexion un vaste répertoire musical, du flamenco au reggaeton tout en conservant un flow avant-gardiste et unique. Pour mieux découvrir l’univers de l’artiste quoi de mieux que se replonger dans notre review ?
Follow : Robin Vincent : @jetlagang ; Claudia Ben : @claudia_ben_
Pour aller plus loin, découvrez notre article soulevant la question de savoir si les rappeurs doivent abandonner le rap afin d’être acclamés, en prenant pour modèle C.Tangana.