Le paradoxe de la tragédie est un concept rarissime. Dans cette optique, le plaisir et la douleur ne sont pas vraiment opposés, au contraire. Une scène tragique est reliée à une émotion terrible, et cela, à son tour, provoque une sensation que l’on trouve à la fin agréable. Le paradoxe du plaisir tragique est une noirceur qui illumine finalement la pureté des artistes. Le chemin pour atteindre la perfection est identique. Pour parvenir à cet achèvement, il faut notamment admettre que l’on est imparfait. Et il y a 10 ans, Kanye West l’a fait avec My Beautiful Dark Twisted Fantasy.
Décès de sa mère Donda West, polémique aux MTV VMAs en 2009, fiançailles et tournée annulées : à ce moment-là, Kanye semble en avoir fini. Beaucoup symboliserait cette tristesse par la bouteille d’Hennessy qu’il buvait aux côtés d’Amber Rose sur le tapis rouge des MTV VMAs. Kanye West est dans un état dépressif après la perte de sa mère, fait tragique pesant lourd sur lui et la suite de sa carrière. Le seul pansement dont il avait alors besoin, c’était du temps.
Le sage Mos Def lui conseilla ainsi de quitter le pays. Yeezy avait besoin de s’exiler loin de la pression du public. Japon puis Rome, il décide désormais de se concentrer sur la mode. Mais c’est à Hawaï, plus précisément sur l’île d’Oahu que Kanye West atterrit pour s’apprêter à brasser la plus grande tempête de sa carrière. Bien que la musique soit terminée pour lui, Kanye West est en colère : contre les médias, les critiques sur 808’s & Heartbreak et contre lui-même, celui qui a agi contre Taylor Swift en 2009. Dans son cœur, le néant prime face à la non-acceptation de la mort de sa maman. Tout seul sur ce coin paradisiaque, Ye plonge petit à petit dans une profonde dépression démoniaque. La gloire passée a fait de lui un roi, il en est désormais devenu un pantin.
Good Ass Job
Alors que le prochain album devait se nommer Good Ass Job, il souhaite plutôt se tourner vers des sonorités sombres et introspectives. Il ressent alors le besoin de prendre du recul. Pour cela, Ye s’entoure d’une équipe de collaborateurs all-star pour retranscrire ses émotions tourmentées et ses pensées en musique : Jay-Z, Elton John, Rihanna, Rick Ross, Nicki Minaj, Pusha-T, John Legend, RZA, Kid Cudi et Raekwon sans oublier la multitude de producteurs comme Mike Dean, etc. On appelle ça un onze de légende.
Toute cette équipe a totale liberté pour tirer le meilleur de l’esprit torturé de Kanye West. Ce dernier fait alors preuve d’une grande disponibilité : location de studios 24/24h, trois ingénieurs son travaillant chacun 8 heures par jour pour pouvoir enregistrer de jour comme de nuit ou encore 90 minutes de sommeil pour le rappeur de Chicago afin d’être à la disposition de ses partenaires.
L’album a également été enregistré en partie aux studios Electric Lady de New-York, où ont été notamment réalisés des projets de Led Zeppelin, David Bowie, Jimi Hendrix ou encore Voodoo de D’Angelo. Tout était alors réuni pour faire de My Beautiful Dark Twisted Fantasy un album mythique. Sans exception, sans jugement, Kanye écoutera tous ses associés pour atteindre la perfection. La concentration était à son maximum, l’investissement et la reconnaissance de Kanye l’étaient tout autant. Ce n’est pas juste son talent qui l’a rendu célèbre, c’est toute son implication.
Bien que les conditions de cet album soient spéciales, Kanye West a su s’entourer de la quintessence de l’industrie musicale. Chacun a pu sortir le meilleur de soi. L’exemple le plus criant est sûrement issu d’une histoire bien connue des mortels : Rick Ross et son couplet sur « Devil in The New Dress » qui a changé sa carrière. Le rappeur de Miami le résume parfaitement dans son mémoire Hurricanes : « J’avais déjà enregistré un couplet pour « Devil in a New Dress » à Hawaii. Mais il voulait que j’écrive un nouveau couplet. […] « Je sais que tu peux faire quelque chose de mieux que ça », m’a-t-il dit. De toutes mes années, personne ne m’avait jamais demandé de réécrire un couplet avant. Il me poussait comme il avait poussé tout le monde à Hawaii. […] Je pouvais soit considérer sa demande comme un manque de respect, soit relever son défi. J’ai choisi la deuxième solution. Deux heures plus tard, j’ai eu un autre couplet. C’est un couplet que beaucoup de mes fans considèrent comme le meilleur de ma carrière. »
Twisted Fantasy : de modèle à vilain, de vilain à éternel
Depuis ses premières collaborations avec Jay-Z et The College Dropout, Kanye West avait franchi de nombreuses étapes, passant de jeune émotif à grande icône mondiale de la musique. Mais au vu des derniers événements passés, ce modèle vénéré est devenu un vilain détesté. Avec My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Kanye reprend alors ses travaux.
Les trois premiers titres entament son processus de guérison. Sur la fabuleuse intro « Dark Fantasy« , l’artiste de l’Illinois détruit le monde utopique de la célébrité. Il évoque alors notre fausse idée de la gloire, notamment à travers la pression médiatique qu’il a lui-même subi et qui l’a poussé à faire des aveux publiques à travers ce projet. Finalement, cette « dark twisted fantasy » vient avant tout de cette influence des médias.
Mais Ye est désormais devenu un guide qui se bat contre ces abus, ces inégalités et toute l’hypocrisie américaine. Il qualifiera son pays de « Gorgeous », invoquant la nature hideuse de l’injustice sociale et sa dualité par rapport à ce peuple qui a su l’accueillir à bras ouverts pour le pousser à l’exil le lendemain.
Cette résurrection se bouclera avec le terrible single « Power ». Au sommet de son influence et sa splendeur, Kanye se rapproche du cercle divin. Toutefois, il voit le mauvais côté de son pouvoir sur un sample du groupe vénézuélien Afromerica et un clin d’œil à King Crimson avec « 21s Century Schizoid Man« . « Tout super-héros a besoin de son thème musical », dit-il sur « Power ». Bien qu’il soit loin des modèles vertueux des comics, Yeezy n’en est pas moins complexe. Dans sa vie, il fait preuve de vulnérabilité et d’invincibilité dans une égale mesure, mais il est tout aussi apte à la méchanceté et la cruauté, surtout ici.
La rédemption de Kanye est en marche malgré cette épée de Damoclès maudite qui a fendu son crâne en deux. Elle a fait de lui un artiste bipolaire et sanguin, celui du « SwiftGate » comme celui qu’on a pu voir en larmes cette année lors de son seul meeting politique. Les médias et le public ont fait de Kanye West un monstre.
Dark Fantasy
Mr West n’est plus. Les ultimes paroles dans « Power » (« Now this will be a beautiful death, I’m jumping out the window, I’m letting everything go »), ainsi que les sonorités funèbres d’Elton John au début d’« All Of The Lights » démontrent la mort du protagoniste. Dans ce morceau, Kanye ne peut plus lier la célébrité à ses problèmes personnels. Il n’est plus capable de lutter avec toutes ces lumières sur lui.
A l’instar de Michael Jackson dans « Thriller », il va ressusciter en tant que monster sur la track suivante. Violence, meurtre, sexisme : Kanye West montre totalement l’inverse de ce qu’on lui demandait. Il mettra même ce morceau en lead single accompagné d’un clip très violent qui fera polémique en étant notamment retiré de YouTube. Avec Jay-Z et Rick Ross, ils ont composé une chanson qui rentrera probablement dans l’histoire du hip-hop. En dépit de leur collaboration sur le morceau, personne n’a autant brillé que Nicki Minaj. Un monstre intégral, de la voix à sa prestation dans le clip qui fait de son couplet probablement le meilleur qu’on ait pu entendre de la rappeuse de New-York.
La recette ne change pas sur « So Appalled ». Le chef Kanye invite ses commis 5 étoiles RZA, Pusha-T, Jay-Z, Swizz Beatz et Cyhi The Prince à se présenter chacun leur tour comme des stars violentes sans âme. Avec Cyhi, il reprend un sample du morceau « You are – I am » de Manfred Mann’s Earth Band. Le nom du single n’était pas encore trouvé mais Cyhi fut « so appalled » (si consterné) par l’utilisation de ce sample qu’il a été nommé ainsi.
Beautiful Fantasy
My Beautiful Dark Twisted Fantasy marque l’avènement d’une écriture très introspective pour Kanye représenté certainement par deux des plus beaux morceaux de l’album, « Runaway » et « Devil in The New Dress ». Avec tant de pragmatisme et de romantisme, il évoque simplement la vision des autres et leur hypocrisie à son égard. Si, dans le second, il conteste l’autre, dans « Runaway » sont offerts les pardons tant attendus.
Au début de l’article, nous rappelions qu’être parfait repose avant tout sur la reconnaissance de son imperfection. Le morceau tire son succès de nombreux facteurs, du clip à la production magistrale de Kanye en passant par les mots de ce dernier qui le présente tel un humain imparfait et vulnérable. Une note de piano stridente et sans fin laisse place à 9 minutes de musique sur l’arrogance et l’insécurité, sa relation avec Amber Rose et sa fierté mal placée.
Cette chanson symbolise l’homme derrière ce projet, lui permettant de repartir à zéro et se diriger vers de nouveaux horizons qui se traduiront notamment par les albums Yeezus, Ye et Jesus Is King. Le monstre haïssable est mort pour laisser place à un homme assumant sa part d’héroïsme et de déshonneur. L’avoir joué pour la première fois aux MTV Awards de 2010 rend le morceau tout autant symbolique. C’est ici, un an auparavant, qu’il déclenchait sa descente aux enfers. Ce jour-là, il vient s’excuser publiquement avec une incroyable prestation.
C’est tout l’univers créé autour de cet opus qui fait date. En effet, l’imaginaire noir et tordu de Kanye West en fait un album visuel, porté par le clip du morceau. Un court-métrage de 35 minutes reprenant le fil rouge de l’album et qui pouvait se vanter d’être le clip le plus long de l’Histoire. « Runaway » est la définition même de Kanye West. Si le titre est tant aimé, on ne sait pas s’il s’agit d’un morceau de rap. Peu importe, « Runaway » représente le point optimum de sa fantaisie tourmentée et sinistre.
My Fantasy
Kanye doit s’accepter tel qu’il est, un être marginal plongé dans sa solitude. Il est différent, sa folie est la sienne et il est difficile de la cerner. Lorsqu’il s’exprime, personne ne comprend réellement ses propos trop maladroits.
Les trois derniers morceaux de My Beautiful Dark Twisted creusent alors ce sentiment de renfermement sur soi qu’il assume enfin. Pour lui, la vie est synonyme de mensonge. Les paroles de « Lost in The World« , basées sur le poème écrit à Kim Kardashian, contournent toutes les problématiques de Ye sur sa vision lunatique de la vie. A la fin, Kanye West est à son paroxysme spirituel et artistique. Carrière, notoriété, amour, musique et vie sont à la fois ses anges et démons, son paradis et son enfer. Son esprit est aussi somptueux que sombre. Un vilain héros dont la plus grande tragédie de sa vie a amené la plus grande œuvre de son existence.
Dans les premières secondes du projet, Teyana Taylor nous posait la première phrase de l’album : « Pouvons-nous aller encore plus haut ? », introduisait-elle. La réponse est un grand oui. My Beautiful Dark Twisted Fantasy est grandiose de bout en bout. Un chef d’œuvre, dans le fond comme dans la forme. Car c’est bien le vrai George Condo qui en a pondu les multiples illustrations. L’univers du peintre, réputé pour déformer ses personnages, correspond parfaitement à celui de l’ouvrage, dépeignant une « twisted fantasy ».
Magnifiquement produit, audacieux et somptueux, il glorifie l’apothéose de l’esprit créatif et artistique de son auteur. My Beautiful Dark Twisted Fantasy regroupe les qualités lumineuses de Kanye et ses plus fortes faiblesses obscures dans un magnifique opus d’une heure et 8 minutes. Ce film narratif évoque ainsi toutes les facettes du rappeur, de l’esthète diva au bâtard dépressif. La preuve que l’art a la capacité de nous faire sortir des mondes les plus sombres.
Kanye aurait pu partir et claquer la porte des studios pour tout quitter. Pourtant, sa grande métamorphose est réussie avec brio. Il a su s’émanciper de la soul de ses débuts avec le label Roc-A-Fella. Il a utilisé ses sentiments alambiqués pour en faire une des plus belles œuvres d’art du 21e siècle. Une œuvre brute, rude, cruelle mais sincère dont la narration se centre sur la lutte nécessaire pour pratiquer ce que l’on aime, l’art de la musique.
Kanye West fait partie de ces génies fous de la pop culture. En 2010, le rappeur était sur le toit du monde, un prophète en costume rouge planant au-dessus des nuages à proximité du monde divin. Malheureusement, les années ont suivi et l’artiste a fini aujourd’hui par se brûler les ailes. Kanye West, un héros pour les uns, un vilain pour les autres, et c’est très bien comme ça.
Pour aller plus loin, on vous recommande cette analyse approfondie de l’album. Sinon, découvrez pourquoi Kanye West a joué un rôle majeur dans la popularisation du rap.