Retour en 2009. Un temps où Rick Ross commençait à modifier sa trajectoire d’ex-songwriter pour devenir le patron de Maybach Music. Cette période durant laquelle 50 Cent était en perdition suite à son album Before I Self Destruct alors qu’un certain Kanye West continuait à embrasser ses tourments révélés sur 808s & Heartbreak. Plus encore, elle est cette époque où un album d’un certain Kid Cudi vient bousculer les codes du rap, les confondant avec la pop sucrée et le rock indé. En somme, un cocktail qui a de quoi faire fuir tout adorateur de hip hop et qui pourtant, inspirera tout un pan d’adolescents en manque de repères.
Man on The Moon : The End of Day, œuvre d’un certain Kid Cudi, fait donc son apparition avec fracas. Que ce soit les sonorités hypnotisantes de « Day N’ Night », les guitares survitaminées de « Alive » ou les ballades folk de « Up Up & Alway »s, tout laissait à croire que l’on a affaire à un artiste aux intentions douteuses, visant les charts par le biais de crossovers frôlant le mauvais goût. Pourtant, l’album devient une pierre angulaire du hip hop, définissant toute une génération de rappeurs, Travis Scott en tête de peloton. Difficile de savoir qu’elle en est la raison. Est-ce parce que le garçon avait finalement un réel amour pour le hip hop et connaissait ses classiques sur le bout des doigts ? Ainsi, cela aura permis cet habile mélange diluant la pop et le rap.
Mais quel que soit la raison, Kanye West semble l’avoir saisie dès sa mixtape A Kid named Cudi en 2008. Il le prendra sous son aile, l’intégrant dans la structure de G.O.O.D Music. Ainsi, lors du processus de création de 808s & Heartbreak, Kanye n’hésite pas à le faire participer sur l’une des pistes, en puisant dans son sens de la mélodie pour intégrer son aura en filigrane tout au long du disque. Rapidement, l’ambassadeur du refrain en yaourt si addictif s’impose à l’aube des années 2010 sans que ses détracteurs n’aient le temps de répliquer.
Ainsi, Cudi signe en 2010 le successeur direct de MOTM dans une esthétique plus sombre et mature. Marijuana, champignons et LSD se mêlent aux pensées cauchemardesques de l’artiste pour aboutir à un projet à la noirceur palpable. Le rappeur orne la pochette déguisée de son tuxedo tacheté de sang avec un couteau à la main, faisant référence aux plus grands films d’anti-héros déséquilibrés à la manière d’un Patrick Bateman. De ce projet s’en émane un court-métrage réalisé par Shia LaBoeuf. Inspiré par « ça c’est passé à côté de chez vous », l’opus vient illustrer à la perfection ce malaise constant. Le voyage proposé par l’artiste est une réussite totale, lui permettant de marcher sur l’eau quelques mois durant. Mais forcé de constater que cela lui aura presque porté préjudice. Aucun de ses albums suivants ne sera à la hauteur des précédents. Au point de signer l’un des pires disques de l’histoire de la musique – si si – avec Speedin’ Bullet 2 Heaven aux accords faussement punk.
Il faudra attendre 2016, après une longue réflexion personnelle sur ses choix artistiques, pour que Cudi retrouve un brin de sa saveur d’antan, soutenu par son plus fidèle fan : Travis Scott. Passion, Pain & Demon Slayin’, sixième album du rappeur, remet la machine en marche, avec toutefois quelques difficultés, crapotant à certains instants. Pour autant, Kid Cudi semble de retour dans le circuit de l’entertainment, s’entourant aussi bien de Willow (Smith) qu’André 3000. En 2018, il s’implique dans un projet en commun avec Kanye West, Kids See Ghosts, venu mettre un terme à l’épopée de Cudi et nous amener en cette fin d’année 2020.
Man On the Moon III, la cure finale
26 octobre 2020. Un teaser de moins d’une minute est mis en ligne sur YouTube pour annoncer, comme si de rien n’était, l’arrivée dix ans plus tard du projet annonçant la fin de la trilogie. Cet épisode fait office de cure pour Cudi et du combat final vers la piété et le repos éternel. Et si les mantras du rappeur ne sont plus aussi envahissants qu’à l’époque, le mal se niche toujours dans un coin exigu de son cerveau, dans une zone inactive prête à resurgir à tout moment. Alors pour ordonner ses pensées, Cudi divise son projet en quatre actes. Une tradition qu’il réitère lors de chaque MOTM résumant son processus de dépression de l’artiste entre neurasthénie et réminiscence. La fresque chronologique débute logiquement par une nouvelle plongée vers les vieux démons et de mauvais réflexes consistant à inhaler toutes sortes de substances pour une guérison temporaire.
« Ma mère n’aurait pas aimé me voir replonger, et pourtant ça été le cas » se livre-t-il au journaliste Zane Lowe lors d’une récente interview. Si Scott Mescudi fut silencieux durant ces dernières années, il semblerait que ce dernier traversait une nouvelle dépression justifiant ainsi la nécessité de produire une conclusion à la trilogie. Ayant réussi à, encore une fois, s’en sortir, celui-ci possède dorénavant le recul nécessaire pour exposer son parcours avec lucidité. Pour l’occasion, il retrouve ses producteurs de prédilection tels que Plain Pat qui avait pu signer sa mixtape A Kid named Cudi; mais également le grand Mike Dean, à l’origine notamment de grands titres pour Kanye West. Plus encore, il fait appel à Dot Da Genius, ex-colocataire de Cudi et producteur notamment du WZRD, duo musical entre lui et le rappeur. Mais cela n’empêche pas au kid de s’entourer de producteurs d’horizons divers tels que Take A Day Trip, Wondagurl ou encore Nosaj Thing.
Bien que les acteurs qui entourent le projet se concentrent au Etats-Unis, la France arrive à se faire une petite place dans la conception du disque. Le morceau Heaven on Earth se voit alors produit par DST The Danger, initialement architecte pour Lacrim ou Booba. En effet, par des va-et-vient entre la France et les US, DST côtoie quelques ingénieurs faisant fonctionner les rouages de l’industrie musicale, et notamment l’un des hommes de l’ombre du label G.O.O.D. Music fondé Kanye West. Un pack de productions plus tard et DST se voit être recontacté par ce dernier. Car un rappeur semble avoir adoré l’une de ses productions, souhaitant l’ajouter à son futur projet. Évidemment, cet artiste n’est autre que notre cher Kid Cudi. Quelques modifications plus tard, le titre se retrouve sur le disque et DST s’étonne lui-même de réussir à instaurer sa patte musicale à l’autre bout du monde. Ainsi définit-il une complète indifférence quant aux frontières musicales qu’il peut ou non franchir, prêt à sortir du cocon G.O.O.D. Music, allant même jusqu’à s’extirper, par instant, de l’univers du rap.
Entre cohérence et malentendu
Dans les MOTM, l’interconnexion entre les opus ne s’est jamais faite sur le plan des sonorités mais plutôt sur le propos développé. Ainsi, ce sont des clins d’œil éparpillés sous divers aspects qui relient les albums. Dès l’introduction « Beautiful Trip », nous replongeons dans les rêves lunaires du rappeur avec le sample de « In My Dreams », ouverture de MOTM premier du nom. De ce fait, l’auditeur n’est pas en terre inconnue, prêt à retrouver le timbre si additif de Cudder. Dans une démarche similaire, le titre « Solo Dolo » – représentation de l’éternel solitude qu’éprouve Cudi depuis la mort de son père – déjà présent sur MOTM I puis repris en 2013 pour une suite dans l’album Indicud, se voit attribuer un troisième volet dans cet album. Ici, il poursuit ses plaidoiries sous une production grondeuse minimaliste à la manière des « Solo Dolo » précédents. Et comme symbole ultime pour sceller les trois albums, l’allégorie de la lune vient décorer le disque, et fournit un but à Cudi : l’accalmie constante loin de la planète terre.
A l’inverse, après dix ans d’évolution musicale, le rappeur ne peut effectuer un simple copier-coller de ses œuvres précédentes. Comme inspiration première, Cudi renverse l’espace-temps en tirant parti des schémas instaurés par Travis Scott. Pourtant, ce dernier revendique tellement son amour pour la musique de l’homme sur la lune que cela en devient paradoxal. Car en effet, MOTM III se voit être parsemé de brides propres à Travis par le biais les ad-libs ou les productions psychédéliques.
Comme pour se mettre à la page, Cudi confond sa palette sonore avec celle de Travis. « Damage » ou « She Knows This » en sont de parfaites représentations, avec des voix distordues, des refrains dissonants ou des morceaux divisés en deux parties. Mais si cette inspiration dessert à la perfection la « rage » qu’a besoin d’expulser le rappeur de Cleveland, celle-ci manque cruellement de réelle personnalité. Pour preuve ultime, le titre « Shoot Out » à la production drillesque aux côtés de Skepta et du défunt Pop Smoke fait office d’anomalie au sein du disque.
Flirt avec la nostalgie envoutante
Mais est-ce par pure nostalgie ou réelle maîtrise que nous ne pouvons pas nous empêcher de fondre lorsque Cudi met sa dépression au service de lancinantes balades ? A titre d’exemple, le morceau « Solo Dolo III » à la production aérienne est annonciateur d’un retour vers ce que Scott sait faire de mieux. Cela nous mène au troisième arc narratif Heat of a Rose Gold qui dépeint les travers les plus insalubres et insensés du rappeur. Pour en sortir, il s’en remet à des figures féminines qui peuvent le guider. Dans « Elsie’s Baby Boy (flashback) », produit notamment par E*Vax moitié du groupe électro-rock Ratatat qui a déjà pu collaborer avec Cudi dans le passé, l’artiste se livre sur son enfance, sa relation avec sa mère et les conséquences de la mort de son père à ses sept ans.
S’ensuit immédiatement « Sept 16 » dans lequel il y réclame l’amour de sa compagne, tel le prolongement de l’affection qu’a pu lui apporter sa mère. De ce fait, cet arc aborde la dépression sous le prisme de la solitude, celle qui remplit notre tête d’incertitudes et d’interrogations. Mais cela expose également la limite de Cudi, offrant des métaphores émotionnelles simplistes, déjà entendues des milliers de fois, nous empêchant de s’immerger totalement dans ses névroses. Parfois, il frôle la ligne de la niaiserie en brisant le quatrième mur dans « The Void », s’adressant directement à son auditoire pour les rassurer : “It’s gon’ be okay, I promise you”.
A présent, il est temps pour lui de retrouver le chemin de l’ataraxie. Pour cela, il fait appel à la chanteuse de rock alternatif Phoebe Bridgers – ayant d’ailleurs fait paraître un magnifique album – sur le titre « Lovin’ Me » pour une réconciliation entre Cudi et son fort intérieur. Il dépose les dernières questions quant à la direction qu’il doit emprunter pour ne plus être victime de ses démons pour ensuite le mener vers le dernier acte : Power from Man on the Moon. Exhumé de ses angoisses, il est désireux d’invoquer une nouvelle histoire comme il l’exprime explicitement dans « The Pale Moonlight »; “Hеy, see me, I control the plot”. En guise de conclusion, Kid Cudi remercie Dieu pour l’avoir permis de s’échanger de cette prison mentale et s’éloigner du diable. Symbolismes occultes et ésotériques se côtoient pour s’insérer dans les situations de la vie de tous les jours pour résoudre le mythe Cudiesque.
Alors dix ans plus tard, est-ce que le dernier album de la trilogie est un digne successeur des opus précédents ? En termes de cohérence quant aux fondements musicaux et historiques de l’artiste, Cudi réussit son pari. Pour autant, il est obligé de constater que l’artiste ne progresse plus. S’ il sait s’accorder avec son temps en empruntant les sonorités actuelles, un manque de maturité artistique reste en suspend. Ici, ce sont les mêmes ressorts utilisés dix ans auparavant qui se voient être réitérés, l’empêchant de développer son personnage aussi bien sur le plan lyrical qu’acoustique. Finalement, les adolescents qui l’ont tant apprécié dans leur jeunesse au point de lui vouer un culte ont grandi, découvrant ainsi une multitude de genres musicaux parfois expérimentaux.
A l’inverse, Cudi n’explore pas autant qu’il le pourrait. Et en vue de son influence sur tout une génération de rappeurs actuels, il n’est pas étonnant de voir des petits génies reprendre une partie de son héritage pour l’amener encore plus loin. Cela étant dit, on ne peut qu’embrasser notre nostalgie et s’étonner à fredonner les refrains toujours aussi efficaces du kid. Pour autant, on ne peut s’empêcher de se demander si ce ne serait pas nous les fautifs dans l’histoire. Car finalement, le désir de Kid Cudi de rester perché sur la lune entre deux cratères était peut-être le choix le plus cohérent pour supporter la vie. Tandis que nous, auditeurs, nous résignons à abandonner nos rêves quelques peu naïfs pour épouser une vie Cartésienne sans saveurs et sans la moindre évasion.
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