kay the prodigy

Kay The Prodigy : « ce qu’on fait, on ne l’a jamais vu nulle part. »

Impossible d’arrêter la tempête venue de l’est. Scènes après festivals, en l’espace d’une année, Kay The Prodigy s’est fait un nom et une réputation de kickeuse imparable. Avec deux projets incisifs et percutants en guise de promo, rien ne semble avoir été laissé au hasard. Ça se passe comme ça avec Kay : tout est efficace, précis. C’est un crime parfait. 

Crédits : @shauneseyes

Il aura fallu un train manqué et une après-midi d’attente, à déambuler dans les rues ensoleillées de Bruxelles, pour que Kay The Prodigy réalise « la dinguerie qu’il s’est passé cette année ». Projets, rééditions, scènes, freestyles :  « Ça c’est la vie d’artiste », plaisantera la rappeuse lorsque nous lui demandons si elle arrive à se poser, prendre le temps de contempler et d’apprécier le travail accompli. Le sourire remonté jusqu’aux fameuses – et gigantesques – lunettes, masquant ses yeux même pas cernés par la fatigue, elle ajoutera : « c’était maintenant ou jamais. Si je me dévoile, alors je vais jusqu’au bout. » 

Fuyant la canicule de ce début d’été, nous nous enfermons à La Place. Le frais, c’est toujours mieux pour se remettre les idées en place. En plein cœur de Paris, Kay voit plus grand, plus loin, plus gros. Deux jours après avoir enflammé notre scène au festival des Ardentes, la tornade strasbourgeoise est déjà concentrée sur la suite. En quête vers le sommet, Kay gravit un à un tous les échelons et se dirige irrésistiblement vers le dernier étage. 

À l’Est, rien de nouveau

Nous le découvrons rapidement, Kay rappe comme elle vit, avec un phrasé en flux tendu mais tout en décomplexion. Une aisance presque insolente que l’on retrouve parfaitement avec son dernier projet Triple Kay Supremacy. Laissant de côté son flow DMV et les samples jazz de Eastern Wind, l’heure est à la découpe. L’artiste explore tout son potentiel en collaborant cette fois avec onze beatmakers différents. À nouveau, plus grand, plus loin, plus gros : la dynamique est saisie, Kay The Prodigy emporte tout – et tout le monde – sur son passage. 

« Le projet avec Mezzo était un coup de foudre musical et amical. Là, c’était avec des producteurs que j’aimais déjà. Je voulais prendre ce qu’ils savaient faire et venir poser dessus. Je suis plus friande de travailler avec des énergies différentes. La musique c’est tellement vaste que ce serait dommage de se bloquer. »

Kay The Prodigy

Longtemps restée seule à « rapper cachée dans l’ombre »,  Kay a pour autant toujours avancé en équipe. Au lycée du Val d’Argent, elle rencontre Sirlo, membre du crew strasbourgeois Le Dernier Étage (LDE), qui lui présente Turo Lamota et Kulbuto. Trois gars et une meuf, « un peu comme les Fugees ». Si le collectif ne produit officiellement qu’un seul son ensemble, LDE donne à Kay The Prodigy l’impulsion qui lui manque pour faire le grand saut. 

« LDE chaque passage à un étage » 

Kay The Prodigy – Cinq étoiles

« LDE ce sont les premiers gars qui ont su que je rappais, qui ont accepté que je rappe et que je progresse à leurs côtés » nous assure l’artiste. Ensemble, le groupe partage sa première scène à La Péniche Mécanique à Strasbourg, mais aussi leurs doutes. Si le spectre de l’échec musical en hante certains, Kay, de son côté, a compris qu’elle s’était engagée dans une quête vers le succès.

« Comme Jeanne je prends les devants. La cavalerie vient côté soleil levant »

Kay The Prodigy – Soleil levant

La prophétie se réalise le 13 novembre 2022, sur le parquet de la Bellevilloise. Ce soir-là, le vent tourne en sa faveur. « J’avais de nouveaux sons, une nouvelle recette » nous confie-t-elle, avant d’ajouter : « la foule n’était pas la même, le cadre non plus (…), pour la première fois, je ne rappe pas qu’avec mes potes. » Ce saut dans le vide auréolé d’une foule en délire confirme les certitudes de la rappeuse : « ce qu’on fait, on l’a jamais vu nulle part ailleurs. »

« Je suis là pour marquer la culture » 

Cette confiance, Kay l’a développée dès l’adolescence en explorant sur des forums de rap américains. « À force de regarder et d’écouter des choses en anglais, j’ai presque l’impression d’être née à Baltimore”, ironise-t-elle. Ce qui l’attire c’est la démesure, les shows gigantesques et bien sûr « l’attitude et l’ambition inarrêtable ». Le déclic s’appelle Sentiments. En août 2021, la rappeuse alsacienne se sent prête à se dévoiler sans concession. Accompagnée de son amie et manageuse Soukey qui la suit depuis 2019, elle lâche ses études d’opticienne pour le rap. 

« Avant Sentiments, je ne me montrais pas car je ne me trouvais pas à la hauteur du rap jeu. Je voulais être prête, que mes textes soient précis, pour que quand je me lance et que je sois directement à la hauteur. »

Kay The Prodigy

L’engouement du public et les retours positifs autour de Sentiments confirment son intuition. Pour s’asseoir à la table des plus grands, « comme Makala ou Alpha Wann », nous précise-t-elle avec conviction, l’ex Baby Kay passe à la vitesse supérieure. Le rap l’obnubile et elle en est désormais consciente. Sans prétention, la jeune femme nous l’assure : « Je suis là pour marquer la culture. »

Destinée au succès, Kay garde pourtant les pieds sur terre, rappelant que « toutes ces scènes et ces sons demandent de l’argent et de l’énergie ». Elle n’hésite d’ailleurs pas à rappeler dans ses titres la réalité financière des artistes indépendant·e·s émergent·e·s, soulignant avec humour sur le titre « Check » :« les chiffres j’les vois, pourquoi j’suis encore sur la CAF »

« Quand on se demande avec Soukey pourquoi on est encore broke, c’est un moyen de se dire qu’il faut continuer à charbonner. Faut pas faire tout ça et finir broke. Ou alors en broke stars (rires) ». [nom du label de Soukey, ndlr]

Kay The Prodigy

Pour la première fois depuis le début de notre rencontre, Kay marque une pause. Pensive, elle finit par ajouter : « Même si j’ai l’air d’avoir les pieds sur terre, je me sens parfois comme dans un jeu. » Filant la métaphore, nous voilà projetées dans une sorte de Mario Kart entre les différents rappeur·se·s où « on s’amuse, mais pas tout le temps. Parfois, la course est plus dure”. A 200km/h sur l’autoroute du succès, la rappeuse se retrouve parfois seule avec sa musique : « tout ce qui m’arrive en ce moment, tout le monde ne peut pas le comprendre. » Pour y remédier, Kay écrit. 

Détripler Kay : omniscience – émotivité – colère 

Dans son téléphone, l’artiste alsacienne multiplie les notes qu’elle nomme « exutoires ». Toutes consciencieusement numérotées et rangées chronologiquement : « Dès que j’ai un bars, dans la rue, avec Soukey, avec ma mère, dans le métro, je la note. Ça s’enfile. Quand j’écris un texte, je regarde dans ces notes-là. » 

Crédits : @shauneseyes

Son écriture est à son image, instinctive et parfois insaisissable. Une spontanéité qui se reflète à bien des égards avec Triple Kay Supremacy. Galvanisée par l’univers des nombreux beatmakers dont elle s’entoure (Planaway, whatever51, Kloudbwwoy, Soudiere, Rami, ELK, Stu, Jetpacc et Meel B), l’interprète de Prestige partage avec son public sa large palette d’influences et affine son identité artistique. « Kay the Prodigy existe officiellement depuis 2019, mais je la construis en même temps que vous la découvrez. »

Les différentes tracks sont la déclinaison des émotions par lesquelles elle passe. « Il y a vraiment trois facettes », rationalise la rappeuse : « celle qui est très omnisciente, celle qui est très émotionnelle et l’autre très en colère. Dans ‘Okay’, je suis très omnisciente sur ma voix, je prends du recul, je réfléchis. Au moment d’écrire, j’étais dans une vibe où j’avais déjà des choses à dire sur moi.” Ce brelan émotionne est illustré avec simplicité sur la cover de Triple Kay Supremacy, où trône fièrement un auto-portrait cartoonesque digne des Happy Three Friends

« Ce logo, au départ, est un autoportrait que je faisais au lycée et que j’ai gardé dans mon téléphone. Il est facile à faire, je le faisais toujours dans des coins du lycée. Un peu dans l’esprit du graffiti. C’est un autoportrait qui n’a pas besoin de beaucoup de temps, je peux le faire en deux-deux dans le lycée, le métro. C’est une forme de signature.”

Kay The Prodigy
Crédit : @anna.tbr

En passant par la grime, la super-trap ou la glow avec « Threesome », Kay propose une carte de visite audacieuse. De quoi nous convaincre qu’elle « sait faire autre chose que de la drill samplée » et – pour reprendre ses mots – qu’elle n’est « pas Ice Spice ».

Comme les garçons, mais mieux que les garçons

Cette curiosité sans faille, Kay The Prodigy la doit en partie à ses parents. Élevée par un père multi-instrumentiste qui maîtrise l’accordéon, le piano, l’harmonica, la guitare, la trompette et la batterie en autodidacte, il était évident que la musique aurait une place centrale dans son parcours. À six ans, elle découvre le piano et baigne dans la musique d’Armstrong, et « des sons malgaches du bled » de Wawa ou de Rak Roots. Le partage du rap, quant à lui, s’est fait aux côtés de son petit frère. Chacun fait découvrir à l’autre la dernière trouvaille : de Klub des Looser à Freeze Corleone, “mon frère est à la page” sourit-elle.

Parcours musical oblige, Kay The Prodigy découvre le conservatoire, l’exigence des cours de piano et de formation musicale. Rapidement, elle développe son oreille, et sèche le solfège : « le solfège est à l’opposé de comment mon père m’avait transmis la musique, il joue avec l’oreille. Le solfège est orthodoxe, il faut réviser. Maintenant qu’il faut travailler avec des producteurs, je m’intéresse aux accords, aux notes surtout.” 

Crédits photo : @youcef_kr

À quinze ans, elle écoute déjà beaucoup de rap. Mais celle qui la fascine réellement, c’est Nicki Minaj. Sans elle, c’est certain : elle n’aurait jamais eu cette « assurance pour se lancer ». Le discours décomplexé, puissant et assumé de l’icône parle à la jeune fille. Dans les pas de son idole d’enfance, la rappeuse de Strasbourg parle à son tour de sexe et de désir. Des sujets encore considérés comme transgressifs dans la voix d’une artiste femme, qu’elle aborde comme les garçons. Mieux que les garçons : « de tous les rappeurs qui parlent de sexe, je ne me sens pas si différente. Simplement, moi j’ai un point de vue féminin. En général, c’est davantage le gars qui est dans l’hypersexualisation. Là, c’est moi. Ça me tenait à coeur qu’on entende une rappeuse parler de sexe avec décomplexion. Si les rappeurs le font, je ne vois pas pourquoi les rappeuses s’en priveraient.” 

Ce que Kay aimerait, c’est que les femmes puissent rapper sur les mêmes thématiques, « sans le faire comme un gars et en gardant notre part de féminité. » Un objectif encore difficile à atteindre quand la principale partie de ses auditeurs est constituée d’hommes

« Mon discours pourrait faire écho auprès de certaines de mes auditrices. Et plus il y aura de femmes sur scène, plus les publics féminins vont venir. Les filles peuvent être réticentes car il y a beaucoup d’hommes dans les concerts ra. On n’a pas envie de se faire bousculer dans les pogos, de se faire déranger par des hommes qui ont bu quelques bières.”

Kay The Prodigy

La curiosité en boussole

De Theodora à Mandyspie en passant par Asinine, Angie et Zonmai, l’univers éclectique des nouvelles artistes inspire Kay. Bien que très différentes, chacune apprécie l’art de l’autre et s’en inspire. Cette solidarité est perçue comme une « pure et continuelle masterclass » à ses yeux. Elle ne perd d’ailleurs rien de sa curiosité pour conquérir le rap jeu à leurs côtés. « L’univers de BabySolo33 je le trouve incroyable, j’ai envie de le frôler. Pareil pour Theodora, LaFleyne… car j’adore le RnB. Ce n’est pas ce que je fais de base, mais j’arriverai à voguer entre ces styles” nous confie t-elle.  

Chanteuse en herbe ? Ses plus fervent·e·s fans répondront qu’il existe déjà « Mérites-tu”. Un morceau au goût de miel, que la rappeuse ne fait que sur scène : « c’est une autre vibe, je ne fais que chanter. Quand je commence à chanter, c’est une autre Kay qui ressort. » Si l’autotune lui offre un réel confort vocal et lui permet d’explorer au-delà de ses propres limites physiques, la performeuse ne compte pas s’y complaire et « espère pouvoir faire des sons en acoustique. »

Pour elle, toute rencontre est un enseignement, une exploration nouvelle. Les onze collaborations pour Triple Kay Supremacy représentent, à ce titre, une manière de se rapprocher et de s’ouvrir les portes vers une création plus autonome. « À terme, j’aimerais en faire des [prods] entières, pas qu’ajouter des snares. Faire ma propre prod, placer pour quelqu’un, ce serait génial”, imagine-t-elle. 
Finalement, tout comme dans sa musique, Kay The Prodigy cherche, quitte à se tromper, à changer de chemin, s’y perdre et revenir car « ça arrive. L’important c’est d’explorer ».

Kay The Prodigy sera parmi nous, à La Cigale, le 5 octobre pour la date finale de notre tournée française. Et toi ?

Alissa Polonskaya

╰( ͡° ͜ʖ ͡° )つ──☆*:・゚