Le ciel s’est assombri à Toronto. La neige tombe, les house party les plus torturées se déroulent loin des regards. Dans cette nuit glaciale, un jeune groupe a pris le parti de mêler à la voix angélique de son chanteur des paroles livrant des fêtes sans lendemain, combinant drogues et sexe dans un désenchantement complet. Nom du groupe ? The Weeknd. Nom de ce lieu lugubre ? House of Balloons. Vous ne comprenez pas ? Retour début 2011.
La toile s’affole. Un collectif d’artistes mystérieux a vu 3 de ses morceaux partagés par OVO, le label de Drake. On ne sait rien d’eux. Pas un nom ou une photo ne circule. Dans un temps qui semble fort éloigné de notre époque où le clip est devenu nécessaire, cette absence de visuel va exciter les foules et créer un engouement sans précédent. Les 3 hymnes que sont Loft Music, What You Need et The Morning mettent tous les blogs influents en feu. Tous sont persuadés d’avoir entendu ce qui sera le futur du RnB, un genre donné pour mort en ce début de décennie. La promesse de l’album à venir est d’autant plus enthousiasmante.
Le mythe du groupe The Weeknd
Le 21 Mars, la mixtape sort. On découvre que The Weeknd n’est pas un groupe. On fait face alors à un jeune homme de 21 ans, qui porte de son charisme les neuf morceaux. Abel Tesfaye fut un clochard menant une vie de débauche à Toronto. Jeté de chez lui par ses parents, il errait de squats en squats, dans une farandole sans avenir. « Livin’ for the present, and the future don’t exist » comme il le chante sur Loft Music. Dans ces soirées, il fait deux rencontres déterminantes. D’abord Jeremy Rose, qui produira ses trois premiers singles avant de quitter le projet à la suite de désaccords artistiques, puis Illangelo et McKinney, qui poursuivront la route avec lui et ne le lâcheront plus jusqu’à After Hours son dernier projet.
S’il convient de parler de ces producteurs, c’est parce qu’ils amènent cette esthétique caractéristique de House of Ballons, et jusque-là jamais vue en RnB. Mêlant les rythmiques de ce rap de l’ère avant la trap avec des samples léchés de musique indie (des boucles de Beach House, de Cocto Twins ou encore de Siouxie and the Banshees effusent l’ensemble des morceaux), ils vont construire ce qui sera les fondations du son The Weeknd, et qu’on retrouvera dans les 2 mixtapes suivantes, Echoes of Silence et Thursday.
Derrière le masque de la fête, le désespoir
A la noirceur de cette production s’ajoutent des lyrics faisant un compte rendu d’une autodestruction devenue routinière. Si le côté sexe et drogue est perceptible tout le long de la mixtape, la souffrance qu’entraîne ce mode de vie est beaucoup plus diffuse : une ligne par-ci (« Bring the drugs, I can bring my pain » dans Wicked Games), une référence par-là. (« Oh, your mind wants to leave but you can’t go… » dans House of Balloons / Glass Table). C’est pourtant là le sujet principal de House of Balloons : le désespoir d’un jeune adulte pour qui la vie n’a plus de sens et qui voit comme seule échappatoire les pires des addictions. D’ailleurs, la fête est schizophrène. On tente de se convaincre qu’on est heureux dans cette ambiance malsaine, mais la conscience ne peut être éloignée trop longtemps.
C’est dans ces instants de lucidité que The Weeknd se montre le plus touchant. La carapace craquelée révèle un être humain au fond du trou. Le succès auprès des femmes cache mal une existence uniquement réduite au sexe, une réussite auprès de junkies, plus intéressées par sa drogue que par son être. Le sexe comme monnaie d’échange contre la drogue, comme une certaine vision de l’absence d’idéal.
Des rêves de grandeur déjà présents
Cette musique dépourvue d’ordre moral et de concessions pourraient avoir réduits The Weeknd à un public de niche, mais il n’en est rien. Lui se voit en rockstar. Dès cette mixtape, malgré le travail d’affinage nécessaire, on sent que la future idole mondiale est présente. Comme il le chante si bien sur The Morning, « Order plane tickets, Cali is the mission, visit every month like I’m split life living ». Jeremy Rose voulait le cantonner à un rôle de chanteur RnB obscur ? Il est écarté après les trois premiers singles. Dans sa critique de 2011, le magazine Rolling Stone pressentait que « les refrains vermoulus et les falsettos sincères offrent la possibilité de hits énormes si The Weeknd lisse un peu sa musique, tant soniquement que lyriquement ». Il voyait juste dès le début.
Le décrassage des paroles ne fut pas nécessaire, juste l’injection d’un peu d’amour au milieu de cette folie de sexe drogué. Au niveau du son, l’apport de Max Martin en addition des deux producteurs des débuts permet à Abel de réaliser son rêve et de devenir le nouveau Michael Jackson. Cette transformation prit près de 4 ans à se produire. Les sorties de The Hills et de Can’t Feel My Face firent de The Weeknd un phénomène planétaire. Pourtant, l’influence de ce dernier éclabousse déjà la scène musicale mondiale quelques mois à peine après la sortie de la mixtape.
Une influence américaine immédiate, un impact durable en France
L’impact est d’abord américain, et brutal. Drake engage The Weeknd pour écrire certains des titres les plus iconiques de Take Care. Pensez à Crew Love, à Shot for Me, à The Ride. Sans The Weeknd, jamais Take Care n’aurait pu effuser cette mélancolie nappée. Au fur et à mesure des années, The Weeknd va voir nombre de clones émerger. Tory Lanez vers 2013, Bryson Tiller vers 2015 et dvsn vers 2016 : tous semblent s’inspirer des falsettos du chanteur de Toronto. Même au niveau des producteurs, le malheureux Jeremy Rose, abandonné par The Weeknd après House of Balloons, sera de nouveau samplé par Drake sur le titre Wu-Tang Forever de son album Nothing Was the Same. Plus surprenant encore, c’est l’influence de The Weeknd en France, un pays habituellement réfractaire au RnB et encore plus au RnB subtil.
Réécoutez The Morning puis Le Monde ou Rien. Vous vous dites que le début de l’instrumentale de PNL ressemble énormément à celle de The Weeknd ? C’est normal. La prod de MKSB était en effet à la base diffusée sur YouTube sous le nom de The Chase – The Weeknd Type Beat. Si les deux frères ont adopté une formule complètement différente au niveau de la voix, il demeure ahurissant qu’une mixtape RnB influence la musique mondiale au point de se retrouver sur un album de cloud rap en 2015. Sur le même album, cette influence se retrouve aussi sur le titre Dans la Soucoupe, qui sample The Birds (part 2), présent sur Thursday. Plus récemment, la nouvelle égérie Jäde avoue avoir écouté en boucle la mixtape quand elle était au lycée, preuve une énième fois de cette influence sur la jeune génération.
Rien ne sera plus pareil, et pourtant…
Nombreux sont les fans de The Weeknd qui regrettent la période House of Balloons, et plus globalement les trois mixtapes qui constituent Trilogy. Une période sans concession, où la noirceur de la musique et des paroles ne faisaient qu’un. Pourtant, je dirais que s’ils regrettent ce The Weeknd, ils n’ont pas compris sa musique. Il est aujourd’hui devenu celui dont rêvait celui qu’il rêvait d’être comme dirait un certain rappeur français. Bien loin d’aseptiser sa musique, After Hours le consacre comme ce qu’il devait être depuis le début. Un Michael Jackson des temps modernes, influencé à la fois par les années 80, Las Vegas Parano et Eyes Wide Shut. Se tenant éloigné de la pop sans âme, il a réussi le tour de force de jouer sur ses qualités vocales évidentes. Il a transformé sa musique d’un son indie et brut vers la pop subtile et élégante d’After Hours.
Toujours plus loin des hommes, toujours plus près de ses démons, la chute semble imminente alors même qu’il est au sommet de son art. Espérons que le temps ne donne pas raison aux paroles les plus sombres de House of Balloons et nous laisse profiter de cet interprète qui, à coup sûr, rentrera dans la légende des plus grands artistes du 21ème siècle.
Pour aller plus loin, (re)découvrez un autre album qui fêtait ses 10 ans il y a quelques mois : My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye West, l’album de le plus important de la carrière de Yeezy.
