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Les communautés de solitaires dans la musique : le Doomer

Chercher sa place dans le monde n’est pas un long fleuve tranquille. Nous sommes souvent confrontés à une réalité qui ne correspond pas à nos attentes depuis notre plus jeune âge. Mais il subsiste un moyen qui nous permet d’exprimer notre frustration : l’art.

Crédits : Simon Stewart

La musique ne peut pas exister sans rencontre et partage. Dans le passé déjà, il était commun de se retrouver dans des salons. On pouvait y trouver un certain Chopin proposant ses nocturnes ou une Pauline Viardot, suivie par Ivan Tourgueniev, chantant des airs d’opéras. Néanmoins, ces pratiques étaient restreintes à des classes sociales supérieures. Un changement dans la transmission de la musique a eu lieu. Dès les périodes disco, rock puis éléctro, pop et rap, le public des concerts s’est élargi. Le passage à l’ère numérique a révolutionné nos habitudes. Le streaming a ouvert un catalogue infini d’artistes et d’albums à n’importe quelle personne habitant sur la planète Terre. Allié aux réseaux sociaux, ces nouvelles connexions ont engendré de nouvelles communautés, y compris les plus improbables.

L’histoire du Doomer

Le Doomer est un personnage de meme apparu en 2018 sur 4chan, célèbre forum anglophone.

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Le Doomer, âgé de 23 ans, a été imaginé pour décrire la santé mentale des vingtenaires. Il met en avant des caractéristiques propres à chaque personne en quête d’identité, s’abandonnant à l’errance tout en essayant d’y échapper par abus de substances diverses. Il est pessimiste, nihiliste, vit d’imagination, rumine. Le Doomer se livre à la musique qui agit sur lui comme une bouée de sauvetage et un punching-ball à la fois. Malgré son amour pour la solitude dans laquelle il se conforte, le Doomer souhaite interagir avec l’autre. Il rêve de rencontrer une âme compatissante. Rapidement, le Doomer s’est universalisé dans la culture meme des réseaux sociaux. Les internautes l’emploient pour introduire une forme d’ironie tout en exprimant leur mal-être. La figure de ce personnage a ensuite été détournée sur YouTube dans des playlists musicales à son effigie. Sans surprise, toutes aussi mélancoliques, pessimistes et critiques.

Dans un premier temps, le personnage du Doomer a été inspiré des grands courants rock britannique des années 90 comme The Smith, The Cure ou Radiohead. Ces playlists sont novatrices car elles ne cataloguent pas les musiques en fonction de leur genre, mais par rapport à un état mental. Le Doomer a permis de redonner un second souffle à ces artistes auprès d’un public plus large pour lequel ce répertoire n’était pas familier mais qui se reconnaissait dans le meme.

Découverte et explosion des Doomers russes

C’est en Russie que le Doomer a trouvé sa place en tant que chef charismatique. En échangeant avec l’influenceur et streamer moscovite Yuriy Mishin (@yuriy_mishin), ce dernier n’est pas surpris de cette proximité entre l’apparition des playlists Doomer et la population elle-même, au contraire : « Pourquoi cela nous est-il si proche ? Mais c’est parce que ce personnage et ces musiques reflètent totalement la vraie vie des gens de l’Est depuis plus de 50 ans. Ils sont nés en pleine période de chute de l’Union Soviétique, ont connu les dures années 2000, 2007, la crise, la guerre. Tout cela a énormément impacté le niveau émotionnel des jeunes. […] Le Doomer s’en fiche de tout. Il ne fait que (sur)vivre en quelque sorte. Ce sont des personnes qui ne vivent que de cette nostalgie constante. Et si l’on dessine en plus l’atmosphère, l’architecture et la mentalité de la Russie… le Doomer est juste une personnalité classique ! »

Le fond introduit une image des immeubles dits « Khrouchtchevka » connus pour leur manque de confort et une certaine insalubrité. Le temps nordique, sombre et pauvre ne laisse place qu’à une froideur constante. Les jeunes errent la nuit. Parfois, ils croient ressentir la vie par une lumière jaillissante d’une fenêtre. La section commentaires de ces playlists YouTube rejoint la pensée de Yuriy. Les utilisateurs expriment une profonde solitude, un isolement économique et social, une insatisfaction de vie, voire un appel à l’aide.

commentaire russe doomer

Ici, @doomerguy exprime son désolement : « J’en ai assez de vivre dans ce monde dans de telles conditions. La guerre, les morts, les âmes déchues, la pauvreté. Je suis venu ici simplement pour me reposer de tout ça. Je suis fatigué de voir comment souffrent les gens durant cette guerre. Paix sur vous. » De même, ce sont principalement des groupes connus pour avoir raconté la vie réelle du pays qui y sont en vogue. De l’iconique groupe Kino au plus moderne Molchat Doma, les paroles symbolisent malgré elles l’intériorité de ces jeunes Doomers :

« Un bassin de lit émaillé
Une fenêtre, une table de chevet, un lit
La vie est dure et inconfortable
Mais c’est confortable de mourir.
[…]
Et j’essaye de me relever
Je veux la regarder dans les yeux
La regarder dans les yeux et pleurer
Et ne jamais mourir, ne jamais mourir…»

Sudno par Molchat Doma, d’après le poème de Boris Ryzhy

Paradoxalement, cette multitude de solitaires a permis de créer des amitiés improbables. Victor, un utilisateur rencontré sur une Doomer playlist, raconte : « J’ai rencontré Natalia il y a quelque temps grâce à ces playlists. Au lycée, je me souviens avoir pas mal traîné sur YouTube comme tous les gars de mon âge. Un jour j’ai partagé un commentaire sur un coup de tête. J’allais pas bien, il fallait que ça sorte, ça me paraissait plus vivant. C’est là qu’elle m’a répondu. On a commencé à parler, on s’est rendu compte qu’on se comprenait et je me suis senti un peu moins seul. Depuis on est deux Doomers seuls, c’est plus fun. Un ami a rencontré sa copine comme ça. C’est cette musique et ce moyen de la partager qui nous aide. »

Reconnaissance mondiale

Ces chaînes YouTube ont peu à peu pris de l’ampleur, jusqu’à atteindre plus de 13 millions de vues sur certaines compilations. L’expansion de ces playlists a attiré l’attention d’un public mondial. Des internautes étrangers disent comprendre l’émotion vécue par cette population, sans pour autant connaître la langue du pays. Certains rapportent leurs expériences ou partagent leur soutien. Face à cette reconnaissance, des lives où de nombreuses personnes échangent sur leurs parcours sont apparus. Aujourd’hui, on peut retrouver des Doomer playlists pour chaque pays. La France en connaît plusieurs, organisées par artistes, genres ou époques.

Certaines musiques présentes dans les Doomer playlists françaises sont sujettes au sarcasme. Malgré tout, il est touchant de voir que ces compilations créent toujours de vastes communautés de solitaires en s’appuyant sur un meme. D’abord esseulées, ces utilisateurs trouvent finalement une épaule sur laquelle s’appuyer. En plus de partager des goûts musicaux, elles comprennent « émotion pour émotion » ce que l’autre ressent. Plus que des échanges virtuels, les Doomer playlists seraient des moteurs d’empathie, un point de rencontre où ressentir des feelings ensemble est possible.

Cette icône du Doomer n’est pas une exception dans l’univers des playlists YouTube à thèmes : « playlist to sing in the car », « this playlist will make you feel like a 19th century villain », « when you’re with your favorite person ». De nombreux créateurs proposent déjà de nous concocter une playlist sur mesure en fonction de notre occupation ou notre ressenti. La tristesse est loin d’être ce qui différencie les Doomer playlists des autres : après tout, l’isolement et la mélancolie sont des leitmotiv plus que courants dans l’art. La musique est également un vecteur puissant pour exprimer les travers de sa condition sociale. Les chansons du groupe Kino dans les Doomers playlists russes décrivaient un univers post-guerre précaire, isolé et meurtris par les innombrables pertes humaines.

Mais ce besoin est lui aussi commun dans l’art : le passage à la musique moderne brisait les codes avec la naïveté romantique, l’union communautaire créée par NWA, la monotonie d’une vie par Orelsan. Des artistes comme Yung Lean (et le Drain Gang), Lil Peep, XXXTentacion ont importé à échelle mondiale l’expression de la frustration, l’addiction, la mélancolie ou l’amour dans un registre novateur qui a bouleversé la façon de composer et d’imaginer la musique tout en forgeant autour de cette vision une nouvelle communauté.

D’un point de vue francophone, les émergences entre autres de Nyluu, Ucyll ou Winnterzuko ont imposé l’idée que de nouveaux moyens pour s’exprimer et se retrouver grâce à la musique sont possibles et entraînent avec eux un public large, fidèle et attentif. Plus généralement, ce désir d’appartenance, de cohésion avec l’autre se ressent également dans l’univers hyperpop qui a permis un rassemblement des communautés LGBTQIA+ autour de ce genre musical. Si les exemples peuvent être nombreux, la nécessité de l’exprimer par la musique est nécessaire et unique.

C’est ce qui fait le charme de ce Doomer : il illustre ce besoin de s’attribuer un symbole, ici le meme, pour exprimer sa frustration, son isolement, sa mélancolie. Le Doomer démontre aussi que la portée des mots est limitée. Ce sont dans ces instants que la musique prouve une fois de plus sa force universelle où les moyens d’innovation sont infinis, tant qu’il y aura des sentiments.

Alissa Polonskaya

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