13h57. On est dimanche, le 29 août pour être précis. Fin d’été, fin de stage en rédaction ; pour être honnête avec vous, je suis aux toilettes. Sur mon téléphone, les notifications du groupe 1863 sur WhatsApp s’enchaînent. « Ça arrive les amis », annonce Théo avec une pièce jointe. Sur le coup je ne réfléchis pas et rejette la pop-up, pensant qu’il parle de football ou d’un artiste que je n’ai pas suivi. 14 heures. « Spotify c’est dur », répond Siloé. « Il a laissé Jay-Z let’s go », enchaîne Théo. Wait. What ? Je remonte mon froc, attrape mon téléphone, ouvre WhatsApp tant bien que mal en me lavant les mains, scroll les messages. Et sors illico presto des chiottes. Holy shit. Kanye Omari West just dropped DONDA.
Un an après, 27 titres et 109 minutes d’écoute
Chaque année, c’est la même rengaine : il y a les albums que l’on attend modérément, et ceux que l’on attend pas. Puis il y a les albums qu’on attend plus que tout : DONDA en fait partie. Sorti le 29 août dernier, le projet de Kanye West comporte 27 titres pour une durée totale d’1 heure et 47 minutes. Et avant que vous ne l’imaginiez, non, je ne ferai pas de comparaison sur la longueur de l’album et la durée de mon attente.
DONDA, c’est une sorte d’histoire d’amour toxique entre un artiste parfois (souvent) incompris et des milliers de fans. Hier encore, les gens qui y croyaient se raréfiaient ; les autres sorties musicales amenaient les auditeur·ice·s à mettre leur intérêt pour l’album de côté. Annoncée pour la première fois en juillet 2020, la sortie du projet de Kanye West avait été repoussée à de multiples reprises.
L’échéance déchaînait les passions, la communication autour du processus créatif aussi. On avait vu Yeezy en perte de contrôle ; Yeezy en dérapage sur l’esclavagisme ; Yeezy en divorce et dont la femme voulait filmer le processus pour son émission de télé-réalité. Avec DONDA, le monde a eu du mal à comprendre la manière dont le rappeur étasunien faisait de la musique. Certes, le nom de l’album résonnait déjà comme un hommage puissant à la défunte mère de Kanye. Mais comment allait-il performer cet hommage ? Qui allait-il faire venir pour l’accompagner ? Quel style allait-il adopter ?
Kanye partout, Kanye nulle part, wait HOLY SH-
Autant de questions restées sans réponses. Pendant de longues semaines, les auditeur·ice·s les plus assidu·e·s ont suivi les tweets de l’influenceur Justin Laboy comme la finale de Roland Garros (sortira, sortira pas). D’autres ont choisi d’attendre patiemment. Certain·e·s ont eu la bonne idée de se remettre un coup la discographie de Ye. À ceci près que, pour une fois, personne n’a eu à subir d’avalanche de tweets sur le succès critique de My Beautiful Dark Twisted Fantasy (MBDTF pour les puristes, rien à voir avec MBKHD ou MDMH, croyez-moi). Puis sont venues les release parties, avec Kanye qui s’élève sous les projecteurs, Kanye qui dort, Kanye qui flambe ; beaucoup de Kanye. Paradoxalement, l’artiste a réussi à faire énormément parler de lui (par le public, la presse spécialisée et les médias traditionnels) sans prononcer un seul mot. Mieux : en apparaissant le moins possible.
Et moi, dans tout ça ? La monotonie avait repris dessus. On regardait Kanye comme on regardait le type du fond de la classe en train de pioncer, en se demandant ce qu’il allait faire de son avenir. La veille, mes collègues partageaient encore des tweets expliquant que DONDA n’allait finalement pas sortir (« Les messages sont certifiés », justifiaient certains « comptes rap »). On commençait à se morfondre. S/O à la gérante de Shimmya qui a vécu les pires vacances de sa vie en suivant les moindres pistes laissées par Mr. West. En résumé, un énorme bazar : Kanye est partout et nulle part à la fois. Mais ce dimanche, une énorme baffe est venue balayer tout cela.
Surprise, motherfucker.
Si je devais imager ce retour, je dirais simplement « Surprise, Motherfucker ». DONDA est sorti alors que je m’en étais presque désintéressé. Verdict : très bonne surprise, du début à la fin. Avantage certain : j’avais suivi de loin les release parties et les leaks, l’effet de surprise a donc été total. Promotion et teasing obligent, DONDA était attendu au tournant : après les sorties de Kids Sees Ghost avec Kid Cudi, de Ye (passons-le sous silence) puis de JESUS IS KING (plutôt pas mal, mais passons aussi), que pouvait donc prévoir Kanye West pour enfin revenir sur le devant de la scène ? Tous les albums récents du rappeur étaient motivés par ses combats intérieurs, ses démons, sa complexité. Quelles étaient alors les épreuves qu’il avait dû affronter, et qu’il allait partager dans DONDA ? L’album allait-il être conceptuel ou non ?
Mandale
Sur la totalité des 140 minutes, DONDA a été une sacrée baffe. Une vraie claque qui laisse une trace, une de celles qui marquent et qui vous lancent encore plusieurs jours après. Avec DONDA, Yeezy a réussi un premier tour de force indéniable : celui de s’entourer, de s’adapter au style de ses partenaires artistiques, tout en composant avec le sien. Que ce soit avec The Weeknd, Travis Scott ou encore Vory et Playboi Carti, le constat est le même : en chef d’orchestre, Kanye compose une formule gagnante et hétérogène. La dimension cosmopolite du projet se ressent à deux niveaux. D’une part, grâce aux contributeur·ice·s (rappeur·se·s, chanteur·euse·s, beatmakers) présents ; d’autre part, grâce à la diversité d’ambiances et d’émotions transmises tout au long de l’album.
Ainsi, « Off The Grid« permet à Fivio Foreign de donner enfin un sens au mot drill pour les néophytes, dans une sorte d’ego trip mâtiné de bribes de témoignages et de rappels à Dieu. Bonne surprise, Kanye West parvient ici à s’approprier une rythmique drill qu’il n’a, à ma connaissance, jamais testée ; et qui plus est, en conservant son style. Le titre « 24« , performé avec le Sunday Service Choir présent sur Jesus Is King, rend quant à lui hommage au joueur de basket Kobe Bryant disparu avec sa fille Gianna le 26 janvier 2020, dans un air de gospel émouvant.
On citera également « Remote Control« , et le plaisir de remarquer le sample utilisé sur « Heaven And Hell« (découvert pour ma part avec La Fine Équipe)… Ou encore l’ambiance apaisée et toute en douceur de « Moon« , avec Kid Cudi et Don Toliver. Mais s’il me fallait retenir un son de DONDA, ce serait sans conteste le premier « vrai » titre, « Jail ».
Man in the mirror ?
Parce qu’avec « Jail« , on tient l’exemple parfait du second tour de force accompli par Kanye West sur cet album : puiser dans ses influences actuelles et antérieures. C’est ainsi que je vois ce projet, comme une véritable réflexion de l’artiste controversé, sur celui qu’il est devenu. Une réflexion sur la manière dont il a évolué ; un regard dans le miroir sur l’être qu’il est devenu.
« Jail », c’est l’impact de cette baffe que m’a mise DONDA. Un retour aux sonorités de 2011, le retour de Jay-Z (HOV), les allusions à Watch The Throne (« This might be the return of The Throne », j’ai frissonné). « Oh putain, il l’a fait » : j’ai parlé tout seul dans mon bureau, halluciné de ce flashback chez Yeezy. L’annonce d’un deuxième opus de Watch The Throne n’est pas passée inaperçue – même notre Justin Laboy international y est passé. À ce niveau là, ce n’étaient plus des appels de phares mais un flashbang.
Tout au long de l’album, le natif d’Atlanta a multiplié les rappels de sa propre expérience musicale. En jouant notamment avec les influences gospel introduites par JESUS IS KING, ou en rappelant les sonorités (anti)héroïques de MBDTF (« Heaven And Hell »). C’est ce qui fera selon moi la longévité de cet album, qui compte déjà parmi mes projets préférés cette année. DONDA, c’est un ensemble d’artistes autour d’un génie musical, et un véritable regard en arrière. Rassembler tout cela dans un hommage à la mère de Kanye West est une prouesse, et augure du bon quant à sa replay value. À l’heure où il est parfois compliqué de suivre la discographie de certain·e·s artistes, le dernier projet de Kanye West rentre pour moi dans ses classiques. Cette constatation ne vient pas seulement de la qualité de l’album : elle est également due au processus artistique partagé par le rappeur.
Processing…
Je parle ici d’une interprétation soulevée par plusieurs auditeur·ice·s francophones, mais que je n’ai pas vue confirmée par l’artiste ou son entourage. Vous vous souvenez sûrement des stories Instagram dans le Mercedes-Benz Stadium ? Des photos surprenantes de la chambre de Kanye ? Des extraits entendus dans des extraits à la qualité dégueulasse, screenés et re-screenés ? De Ye qui semble contrarié au téléphone pendant sa première listening party ? Des TROIS listening parties sur un projet dont on ne savait MÊME PAS s’il allait sortir ?
Moi oui. Comme d’autres, je me suis aperçu que tout cela permettait au public d’assister en direct et depuis un point de vue novateur à la création d’un album. Entre les concerts, les leaks et les extraits diffusés, nous avons assisté à la finalisation de DONDA par Kanye West. Momentanément, nous étions aux premières loges ; au rendez-vous, même si nous étions à plusieurs milliers de kilomètres de la scène.
Moralité : profitez, découvrez, kiffez
Et je vais être honnête avec vous : qu’il l’ait fait exprès ou pas, on s’en fout. Le résultat est là, le processus aussi. C’est ce qui fait aussi la force de DONDA, sa nouveauté et son succès communicationnel. Alors oui, il me faudra le temps de digérer l’album, de prendre du recul ; je n’aurai alors peut-être pas le même avis. Et oui, Ye annonçait moins de 24 heures plus tard qu’Universal avait sorti l’album sans son consentement, en bloquant le titre « Jail Pt. 2 » (en featuring avec DaBaby et Marilyn Monson, tous deux visés par des accusations d’agressions sexuelles et de violences).
Pour autant, Kanye West ne semble pas vouloir retirer un projet aussi lucratif, pour lui comme pour ses auditeurs. Remerciements au rappeur pour cette performance, qui a pour moi éclipsé celle d’un canadien irrité. Remerciements aussi à Universal Music, pour avoir – par erreur ou non – permis à des millions de fans de s’asseoir dans leur canap, manger une droite, et se jeter sur leur téléphone pour en parler avec leurs potes.