Mettez plus de respect sur les covers et leurs créateurs

Cela fait maintenant deux ans que la cover de KOLAF, projet commun de La Fève et Kosei, est soigneusement accrochée aux murs de tous les cools kids. Si c’est encore peu d’appréciation pour un tableau qui mérite d’être exposé au musée, c’est aussi révélateur du traitement réservé aux covers : loué par les initiés, inexploré par le grand public.

Kolaf cover
Cover de KOLAF, par Pablo I Prada

Je vous épargne le discours réac’ sur la soi-disant avancée des Etats-Unis. En général, on parle peu des covers d’album, peu importe le pays. En France, c’est encore plus vrai. On évoque peu les covers et leurs créateurs. Parfois, même si on a la décence de payer l’artiste qui crée la cover, on oublie de le créditer. La première fois que j’entends parler en détails d’une cover d’album, c’est dans un épisode de NoFun et un peu plus tard en regardant les vidéos YouTube de Sandra Gomes.

Evidemment, je refuse de croire que l’intérêt porté aux covers d’album serait réservé aux connaisseurs. On est loin du simple packaging lorsqu’on décrypte une cover. Au-delà de l’illustration d’un projet ou de l’emballage d’un disque, la cover représente un travail artistique à part entière, nécessitant un processus créatif, de l’ambition, des idées, un sens… En bref, cela fait partie intégrante du tout que représente un projet musical.

Prenons le cas de Teahupoo. La cover de la mixtape est entièrement tirée de son histoire. Située à Tahiti, Teahupoo est un spot mythique accueillant des vagues puissantes et épaisses pouvant atteindre 5 mètres de haut et qui sont à l’origine de nombreux accidents, dont certains mortels. D’où sa signification étymologique, Teahupoo signifiant « montagne de crânes », ce qui donne lieu à un univers visuel riche et beaucoup d’interprétations. La cover symbolise logiquement une vague avec des crânes. Le collectif Blakhat s’est servi de cette histoire pour réaliser la cover. On obtient alors une cover très graphique avec des bandes de couleurs, des nuances de bleu et du orange.

teahupoo 1863 cover
Cover de Teahupoo, par Blakhat

Ainsi, les covers peuvent clairement être le reflet d’une époque, le « statement » du contenu d’un album. Dans « Damn Son Where Did You Find This ? », Tobias Hansson et Michael Thorsby explorent le travail de cinq designers ayant littéralement défini l’esthétique « illicite » du rap underground des années 2000 aux Etats-Unis. Hansson et Thorsby montrent que les mixtapes adoptent majoritairement une esthétique de l’illicite dans leur travail artistique comme une manière de personnifier une contreculture née en dehors des diffusions mainstream.

D’une certaine manière aujourd’hui, la contreculture mainstream en France peut aussi s’incarner dans les représentations qu’elle se donne. On observe davantage de covers peintes, dessinées ou abstraites, des covers qui peuvent s’exposer et exister en tant qu’art. Des covers qui méritent d’être observées attentivement. Toutefois, je refuse de tomber dans le piège de vouloir tout intellectualiser. Une cover reste avant tout une cover mais, par pitié, mettez du respect sur les covers et leurs créateurs.

Je suis alors partie à la rencontre des auteurs des covers de sept disques sortis ces dernières années. Bobby Dollar nous offre l’illustration d’Iconique de Le Juiice, Erwan Hiart a peint Gaura et MALABOY de Chanceko, Antonio J. Ainscough a dessiné les larmes de Khali sur la pochette de Laïla, Cherif a peint pour Floky et Squidji. Enfin, Pablo I Prada nous offre les deux démons visibles sur la pochette de KOLAF.

Portraits cachés

Mais quel est le profil de ces personnes cachées derrières toutes ces réalisations ? Même si un artiste se présente d’abord à travers son art, en savoir plus sur lui ajoute toujours une dimension supplémentaire.

Bobby Dollar

Bobby Dollar est artiste et illustrateur. Il commencé l’art à l’école primaire : « Il y avait un gars dans ma classe qui s’appelait Manuel, super fort pour dessiner Sangoku. A ce moment-là, j’ai eu une révélation pour le dessin et depuis, je n’ai jamais arrêté. Aujourd’hui, j’ai plusieurs activités artistiques, mais je fais surtout des covers et des dessins pour la presse. »

 « À chaque fois que je fais une cover, j’ai 3 objectifs : que l’image reflète au mieux la vision initiale de l’artiste, que la communication et l’expérience de travailler avec lui soit la meilleur possible, et que la cover déchire ! »

Iconique est surement une de nos pochettes préférées de 2022. Bobby est parvenu à capter toute l’aura du Juiice pour en faire un portrait rempli de références. La représentation du Juiice sur la pochette s’inspire directement d’un shooting réalisé avec Gucci. Les cadres et les dorures sont un clin d’oeil direct à l’opulence, au monde de l’art et au 18e siècle, comme pour capter l’aura royale de la Trap Mama.

Ce qui frappe à première vue, ce sont surtout les couleurs : « Au niveau des couleurs, j’ai un truc avec le rouge. Déjà, j’en mets à bloc. On est tous des passionnés dans l’art, dans la musique. La couleur de la passion, c’est le rouge ! Après, il y a évidemment l’énergie de la musique qui est retranscrite avec le trait du crayon de couleur, c’est un outil qui est top et super vivant. Puis LeJuiice est une entrepreneuse qui a monté son label, qui parle beaucoup d’indépendance. La mettre au centre était aussi une évidence. » Lorsque je lui demande ce que l’œuvre représente, la réponse est claire : « Une artiste iconique. »

Iconique LeJuiice cover
Cover d’Iconique, par Bobby Dollar

Antonio J. Ainscough

J. Ainscough est un artiste situé à Chicago : « Je fais des peintures à l’huile et des dessins de mon monde. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé dessiner. » Ce n’est que récemment qu’il a commencé à peindre à l’huile et à en faire son médium principal. Khali est alors une découverte pour lui : « A l’époque, je ne connaissais pas sa musique. Alors, j’ai dû vérifier et j’ai été un grand fan dès la première chanson. Ses morceaux avaient ce ton sentimental, mélancolique et psychédélique que j’ai compris instantanément. Cela allait plutôt de pair avec mon travail personnel. »

« J’ai choisi les couleurs de chaque moitié pour montrer l’artiste travaillant jour et nuit pour nous apporter son œuvre, l’épuisement, la faim, la douleur, la pulsion devaient transparaître dans son expression, car c’est la partie la plus révisée de son œuvre. »

Découvrir qui était le jeune rappeur sur le tas ne l’a pas empêché de capter son énergie. Khali est un travailleur acharné, affamé, et c’est ce qui fait la couverture de Laïla : « J’ai choisi les couleurs de chaque moitié afin de montrer l’artiste travaillant jour et nuit pour nous apporter son œuvre, l’épuisement, la faim, la douleur, la pulsion devaient transparaître dans son expression, car c’est la partie la plus révisée de son œuvre. »

Laïla Khali cover
Cover de Laïla, par Antonio J. Ainscough

Pablo I Prada

Pablo est un peintre espagnol qui peint depuis son plus jeune âge. Rapidement, il décida de faire de l’art son domaine de travail : « Je suis un artiste qui vit et travaille dans les Asturies (Espagne). Dès mon plus jeune âge, je me suis intéressé au dessin et à la peinture. J’ai dessiné et peint toute ma vie, mais professionnellement depuis environ 20 ans. Depuis ces 3 dernières années, je développe mon travail sur Instagram où je me sens vraiment à l’aise. » Regarder KOLAF est plutôt assez dérangeant, Pablo a centré son travail principalement sur l’esthétique satanique tout en voulant représenter « l’âme du groupe. »

Le peintre a mélangé de nombreuses techniques pour arriver à créer la pochette de KOLAF : « Surtout des glacis, des transparences et beaucoup de pinceaux secs, même s’il s’agissait principalement d’acrylique sur papier. » Pablo se laisse porter par la composition et le thème. Le but était d’avoir un portrait simple de La Fève et Kosei en utilisant une palette de couleurs très fermée.

Erwan Hiart

Erwan Hiart est un jeune artiste parisien qui peint à l’acrylique avec ses doigts. Depuis 3 ans, il le fait de manière professionnelle : « J’ai commencé depuis tout petit. Au début, c’était le dessin comme tous les petits, sauf que la différence c’est que moi je n’ai pas lâché (rires). C’est artistique on va dire depuis que j’ai peut-être 20 ans. »

Il ne connait pas Chanceko au moment où il commence à travailler avec lui. « Au départ, c’est son manager Djibril qui me suit sur Instagram. Il m’envoie les projets que Chance a pu faire et je kiffe. C’est en adéquation avec ce que je fais, donc pourquoi pas ! » La première cover porte le fameux trèfle à quatre feuilles du single « Malaboy », annonciateur du succès que seront l’album éponyme et Gaura.

« Au-delà de l’eau, tu as les couleurs qui attirent ton regard et il y a un effet de « Ahhhhh ». Tu vois la gorgée d’eau que tu prends quand tu as vraiment soif ? C’est ça un peu. »

« Pendant MALABOY on était encore sous COVID. On était dans un délire estival, on voulait un truc qui nous désaltère. Voir la toile de MALABOY te fait respirer, ça fait du bien. Au-delà de l’eau, tu as aussi les couleurs qui attirent ton regard, il y a un effet de « Ahhhhh ». Tu vois la gorgée d’eau que tu prends quand tu as vraiment soif ? C’est ça un peu. »

Malaboy cover chanceko
Cover de Malaboy par Erwan Hiart

Chérif

Chérif commence quant à lui avec une formation de graphiste, mais se redirige vers la peinture plus tard. Son parcours étonne, puisque la discussion commence sur sa première commission artistique : « Mon premier projet était avec le label Warner quand j’avais 15 ans. C’était avec un mec pour qui j’avais déjà bossé, un ami de longue date. Il était rappeur et a commencé à bien marcher. »

Il commence alors à travailler avec Elams. Chérif est incorporé à la direction artistique et produit la pochette de Je suis Elams en digital painting. Avec le temps, il a travaillé pour bon nombre de talents. Depuis, il se recentre sur des projets personnels et patiente un peu avant de pouvoir se lancer dans la vente publique ou l’exposition. Ce n’est pas pour autant qu’il ne continue pas d’accorder du temps aux projets qui lui tiennent vraiment à cœur. Ça a été le cas notamment pour son travail sur Dernier jour d’été de Floky et Parades de Squidji. 

Floky cover
Cover de Dernier jour d’été par Chérif

Création et rapport à la musique

L’art parle à l’art et chaque artiste semble puiser son inspiration ailleurs que dans son propre domaine. Pour les rappeurs, ce sont souvent les films par exemple. Lors de nos interviews, notre intérêt s’est alors logiquement porté sur le rapport à la musique de chacun des peintres. Pour Bobby, la musique représente son « carburant de travail ». De Fonky Family à Lunatic, de PesoPeso à Griselda en passsant par MF DOOM, la musique est source de production, et c’est aussi le cas pour la majorité des peintres.

J. Ainsocough fait quant à lui partie de ces auditeurs passé par le rock avant de s’intéresser au rap, tandis qu’Erwan est obligé de trouver la bonne bande son avant de commencer à peindre. Pour ce dernier, la musique devient centrale, il peint en harmonie avec le projet pour lequel il travaille : « Je comprends beaucoup plus souvent quand on me demande de faire une cover [en écoutant de la musique]. Faut que j’écoute au moins 3-4 morceaux. Faut que je comprenne le délire : pourquoi tu veux cette couleur ? De quoi tu parles dedans ? C’est lié. S’il y a une musique qui est dans un certain mood, qui va me transporter un peu, ça va influer sur ma peinture forcément. »

Cherif, lui, commence littéralement par faire de la musique avant de s’intéresser pleinement au graphisme. La musique représente ce qu’il consomme le plus : « Je consomme beaucoup plus de musiques que de visuels, je pense que c’est le cas de tout le monde. Un rappeur te dira potentiellement qu’il consomme plus de cinéma que de rap. Parce que si tu restes dans ton domaine, ça tourne en rond. Prendre l’inspiration dans un autre domaine, c’est ce qu’il y a de mieux. » Comme Erwan, il ne fait pas de pochettes sans avoir le son qui tourne en boucle derrière, quitte à se faire violence.

« Il ne faut vraiment pas être dans l’optique de se dire que c’est une œuvre à soi. Sinon, tu vas vite rentrer dans une sphère où tu vas faire ce que tu préfères, plutôt que ce qu’on te demande. Et on ne s’en sort pas. »

chérif

Contrôle et technique

Sur le plan technique, réaliser une cover d’album requiert des skills différents. Il s’agit de savoir représenter, adapter sa technique et ses idées à un autre corps de projet. Lorsque la question de « comment ? » se posait, les artistes étaient tous quasi unanimes : c’est avant tout une étroite collaboration.  

Bobby Dollar

« Travailler sur un album, c’est réfléchir obligatoirement à la tracklist. Être cohérent sur les deux faces c’est important. Le travail est assez précis. Au début du processus, c’est un échange, une vraie discussion. Avoir travaillé avec LeJuiice m’a permis de saisir son énergie et la vibe de son travail. Iconique était déjà un titre hyper fort. Je me suis interrogé sur ce mot et ça m’a rapidement évoqué la peinture, les chefs d’œuvres, l’histoire de l’art. »

Pablo I Prada

Pablo réalise habituellement des illustrations pour des musiciens : « Je n’ai pas eu à changer ma façon de travailler. J’ai juste dû adapter le format et les dimensions dont le groupe [La Fève & Kosei, NDLR] avait besoin. La collaboration s’est très bien passée. Ils avaient une idée claire de ce qu’ils voulaient et m’ont donc facilité la tâche. Lorsqu’il s’agit de concrétiser l’idée, ils m’ont donné une liberté totale et, comme je l’ai dit précédemment, la collaboration a été très facile. »

Chérif

Cherif nous explique qu’il existe deux cas de figure lorsqu’il faut travailler avec un artiste sur une pochette : le premier où l’on connait l’artiste – ou l’équipe mutuellement – et qu’ils arrivent avec une commission (dans ce cas l’idée est déjà faite), et le second où l’on donne totale carte blanche à l’artiste, comme ça a été le cas lorsqu’il a fallu peindre la cover pour Floky.

La question de la collaboration est alors omniprésente. Faire cohabiter deux œuvres, c’est trouver la parfaite cohérence : « Il ne faut vraiment pas être dans l’optique de se dire que c’est une œuvre à soi. Sinon, tu vas vite rentrer dans une sphère où tu vas faire ce que tu préfères plutôt que ce qu’on te demande. Et on ne s’en sort pas. » L’équilibre peut être plus ou moins facile à trouver selon les techniques de chacun. Pour Cherif par exemple, il y avait un cahier des charges pré-établi pour le projet de Squidji : cadre noir, eau, bijoux et reflets.

Parades Squidji cover
Cover de Parades par Chérif

La méthode de travail de Chérif est d’ailleurs assez particulière, puisqu’il n’hésite pas à combiner véritable peinture et digital painting. Il tourne autour de cinq ou six différents processus (digital painting, dessin crayon, acrylique, peinture à l’huile, gouache, toile) afin d’atteindre les résultats de ses oeuvres. C’est donc une fusion de textures, de passe-passe entre numérique et réel, d’allers-retours et de versions non définitives. Pour la pochette de Parades, on compte ainsi une dizaine de versions, car chaque détail compte : « Parfois, c’était : « attends, là on dirait qu’il a un peu trop de cernes ». C’est très pointilleux, mais tout à fait normal. Il y a une vision à respecter. »

Erwan Hiart

Sur les covers de Chanceko, le travail était plus organique. C’était la première fois qu’Erwan peignait des covers et également la première fois que l’équipe de Chanceko faisait appel à ce type d’artiste pour leur pochette. L’alchimie a fait effet et les décisions se sont prises de manière fluide : « Sur MALABOY, il n’y a pas de visage à faire. Mais on a dû changer plusieurs fois les croquis. Après, ça a glissé tout seul. J’ai dû envoyer le premier jet, fallait peut-être rajouter un peu de peinture pour que ça fasse un peu plus gros. Mais c’était un petit détail, c’était super fluide. Moi je donne ma vision en tant qu’artiste et eux vont compléter l’aspect promotionnel, image, communication, etc. »

Lorsqu’il évoque la réalisation de Gaura, il parle de poésie : « C’était la première fois qu’on travaillait sur un projet donc tout était super fluide et naturel. Il y avait même un côté magique, il y a eu une connexion. Ce sont surtout les couleurs qui font tout. Quand on a vu le résultat sur la toile, on avait tous les yeux qui pétillaient. »

Gaura cover chanceko
Cover de Gaura, par Erwan Hiart

Au final, les covers d’albums sont une sorte de mise en abyme, des œuvres au sein desquelles se trouvent d’autres œuvres. Elles sont souvent le reflet d’une époque ou d’un mouvement et il est regrettable de passer trop vite à côté. A côté d’elles, mais aussi de leurs auteurs. Aujourd’hui, on a la chance d’être dans une période qui laisse des pochettes de plus en plus réfléchies, abouties et audacieuses, à l’image du son. Profitons en donc pour y passer plus de temps.

Pour aller plus loin, découvrez ces clichés qui célébrent le rap francophone et comment leurs photographes nous les racontent.