Il est des rappeurs dont le style marque les esprits. D’autres, dont les propos suscitent bien des commentaires. Benjamin Epps, lui, prendra les deux. À l’occasion de la sortie de Vous Êtes Pas Contents ? Triplé !, son dernier EP, nous avons pu nous entretenir avec l’artiste originaire de Bellevue. Portrait d’un rappeur à l’ego trip profondément humain.
Posé. S’il ne fallait retenir qu’un mot de notre rencontre avec Benjamin Epps, ce serait celui-ci. Distance oblige, le rappeur nous rejoint par visioconférence, en plein mois de février. Malgré un léger retard en ce début d’après-midi, aucun stress dans ses yeux. Epps est calme, et sait qu’il maîtrise l’exercice de l’interview. Bien avant de ramener le boom-bap francophone sur le devant de la scène, Benjamin est né en 1996 à Libreville, au Gabon. Plus précisément, dans le quartier de Bellevue, référence obligée dans ses textes. Si les projecteurs se sont dirigés vers lui avec Fantôme avec chauffeur, son deuxième album, c’est avec son dernier projet qu’ils se sont braqués sur le rappeur.
Vous Êtes Pas Contents ? Triplé ! : c’est en ces mots que s’exprimait Kylian Mbappé au micro de Canal+ en 2018. Celui qui venait de rejoindre le PSG revenait alors sur son passif monégasque. Une phrase qui sied bien au joueur, connu pour sa hargne et son talent. Du talent et de la hargne, Benjamin Epps semble en avoir également. Et s’il nomme ainsi son dernier projet solo, c’est bien pour prouver qu’il va droit au but, clôturant par la même occasion le triptyque initié avec Futur et Fantôme avec chauffeur. Hoodie Bellevue sur les épaules, Epps laisse entendre sa satisfaction après la sortie de son dernier opus, le 28 janvier : « Ça s’est bien passé ! Beaucoup de sollicitations, beaucoup de messages, d’agitations. Globalement, on est contents des retours, et en tout cas on est contents de la musique.«
Old school sans être puriste
Pourtant, Benjamin Epps ne rappe pas depuis hier. Passé par différents noms d’artiste, il a connu des succès moindres, avant de susciter un intérêt grandissant chez les auditeurs. Maintenant que ce dernier est au pas de sa porte, il semble toutefois dur à percevoir : « Je fais la musique. Il y a beaucoup d’agitation autour de ça mais je ne le vis pas comme celui qui le vit à l’extérieur. Donc j’ai un peu de mal à mesurer l’impact que cela peut avoir. »
Son évolution artistique s’apparente à l’affinage d’une formule gagnante, avec un ancrage à la croisée entre les sonorités old school et les dernières itérations du rap. La formule n’est pas anodine : « J’ai grandi avec cette musique-là. Je me sens à l’aise de la faire et je ne me pose pas plus de questions que ça”, explique-t-il en se redressant. “Ceux qui me connaissent savent que j’ai rappé sur plein d’autres trucs avant. Finalement, c’est juste le chemin que j’étais censé prendre. »
Phrasé, style vestimentaire, attitude : Benjamin Epps correspond à l’idée que l’on se fait d’un rappeur dans les États-Unis des 90’s. Impossible d’ailleurs de taire son amour pour New-York. Ville cosmopolite, mais aussi ville de rap où l’on peut voir un artiste aux nouvelles sonorités comme Playboi Carti collaborer avec le plus traditionnel A$AP Mob. Eppsito envisage tout à fait cette dualité : « Si tu vois les gens avec qui j’ai collaboré jusque maintenant, il n’y a personne qui fait ce que je fais. J’ai rappé avec Dinos, on n’est pas sur la même route. J’ai collaboré avec Sams, Selah Sue, avec Vladimir Cauchemar… »
L’ouverture aux duos jure avec sa volonté de ne sortir que des projets en solo depuis plusieurs années. Les collabs ? Un laboratoire d’expérimentations musicales pour lui. « Mes projets à moi, j’aime les garder dans mon univers personnel. », sourit-il. “Quand je vais collaborer, j’aime beaucoup essayer des trucs. Cela me permet de tenter des choses que j’aurais plus de pudeur à essayer sur mes propres projets. » Un exercice qu’il apprécie, surtout quand on vient le chercher pour son profil : « C’est un honneur de pouvoir travailler avec des gens qui ne font pas ce que je fais, parce que je sors un peu de ma zone de confort. » L’alchimie prend particulièrement avec Dinos, sur le titre Walther PP : « Il fallait essayer des flows, des placements… C’est ce que j’ai fait, et je trouve que ça a bien marché. »
« Avoir autant de gens qui parlent de toi, c’est un succès »
Qui dit sortie, dit chiffres. Même Benjamin Epps n’y échappe pas. Et ce, à l’heure où certains internautes affichent une expertise de la qualité des projets, à grand renfort de chiffres de vente sortis du chapeau. Certains twittos n’hésitent d’ailleurs pas à se prendre pour la SNEP en divulguant des informations erronées. « 307 ventes » ? Benjamin se marre. Et pose un regard différent sur ses performances et sa vision du succès : « [Il] peut être artistique, comme commercial, ou encore personnel… Aujourd’hui je vis mon succès.”, explique-t-il. Avant de poursuivre : « Quand je dis ça, ce n’est pas parce que j’arrive à mesurer l’ampleur, mais parce que j’arrive encore à enregistrer des morceaux chez moi !«
Et ce, malgré une tournée au pas de course, en 2021. Trente dates, trente salles bien remplies. Plusieurs sold out, notamment à Lille, Paris ou encore Lyon. Pour lui, « ça c’est un succès« . Mais pas que : « Je suis père depuis 8 mois, ça pour moi c’est un succès. Vendre 500 000 albums c’est un succès… Mais ce n’est pas une fin en soi. » Allant jusqu’à voir du positif dans les fausses informations liées à ses chiffres de vente : « Avoir autant de gens qui parlent de toi, c’est un succès. Tout simplement : que ce soit en bien ou en mal, c’est un succès. »
S’affranchir des codes… à quelques exceptions près
Parlons-en, de la promotion de son dernier projet. La stratégie se veut à la hauteur d’un EP qui vient préfigurer un album à venir : « On n’a pas fait la démarche d’aller chercher les grosses playlists Spotify pour avoir le plus d’audience possible, pour faire le plus de streams possibles« , justifie pensivement Benjamin. Lui reste loin des campagnes de promotion, à grand renfort de digital. Loin des extraits cryptiques, des clips à gros budget. Parce qu’avec son équipe, ils sont « allés à l’organique« . Comprendre : des supports plus traditionnels, qui mettent plus en avant le côté humain. “Ce qu’on a fait de « gros », c’est de faire imprimer des affiches qu’on a collé à la sortie des périphs« , rigole le rappeur de Bellevue.
Pourtant, il n’échappe pas non plus aux étapes – presque – inhérentes aux sorties : « On a demandé des interviews dans les grosses radios comme Mouv’, et Générations ; on les a eues. Et ça c’était bien, pour introduire ma musique au grand public. » La promo l’amène aussi à une autre étape symbolique : un passage dans les studios berlinois de COLORS. Venu performer « Ce Que Le Pibs Demande », Eppsito y voit « quelque chose de big » et se félicite d’avoir su saisir cette chance : « On a en moyenne – je crois – quatre artistes français qui le font par an : cette année il y a eu Sofiane Pamart, et moi. C’est quelque chose de très intéressant à faire. Quand l’équipe de Colors m’a approché pour y participer, j’ai répondu à la sollicitation, parce que c’est une grosse opportunité pour moi. »
Et ça marche. Les tweets s’enchaînent, les interviews sont regardées, faisant connaître son projet. « Je pense que je suis arrivé dans les oreilles de gens que je n’aurais peut-être jamais touchés auparavant« , estime-t-il. Devenir mainstream ? Le terme ne le rebute pas. Il en propose même une définition alternative : « Dans ma musique, il y a une grosse dimension mainstream, parce que ça fait parler. Mais a-t-elle nécessairement besoin de l’être ? » Une question sans réponse pour le rappeur, qui l’assure : il ne changera pas sa recette, même pour des lingots. « Moi, j’ai envie de continuer à faire ma musique et si le plus grand nombre s’intéresse à ce que je fais, c’est génial.«
Un mantra en partie teinté d’admiration pour celui qui aimerait, « comme les meilleurs », créer son « truc à lui« . En admettant toutefois quelques concessions… Et en laissant – même dans l’ego trip – une place pour les talents essentiels à la production de ses projets. À la manière d’un chasseur de têtes, Benjamin Epps compte ainsi s’entourer des meilleurs producteurs, ceux qui ont déjà conquis le public : « Tu es sûr qu’en travaillant avec eux, même si tu gardes ton ADN tu peux te rapprocher de quelque chose que le public a l’habitude d’entendre. Et c’est vers ça que j’ai envie d’aller, mais je ne veux pas changer mon truc. »
« Naturellement, j’ai envie de faire partie de ceux qui mènent la danse«
Quid du positionnement de Benjamin Epps sur une, voire des, scène(s) rap francophone(s) en constante évolution ? Est-il possible de conserver sa patte tout en s’approchant des attentes du public ? Pour le rappeur, la réponse – même modeste – est toute trouvée : « Je ne me considère pas comme un artiste différent« , commence-t-il. « Pour moi, le rap c’est le rap. Les publics sont différents parce que les gens sont différents« , justifie-t-il d’un air pensif. Avec tout de même quelques rêves de grandeur, bientôt dévoilés : « Naturellement, j’ai envie de faire partie de ceux qui mènent la danse ! Tant musicalement que commercialement, c’est ça qui serait intéressant pour moi. » Reste que le boom bap ne semble pas opérer de retour sur le devant de la scène. Ce que conçoit l’artiste : « Après, ça dépendra de comment les gens reçoivent la musique« , sourit-il face caméra.
L’interview se termine ; nous demandons à Benjamin ce que nous pourrions lui souhaiter pour la suite. Sa réponse ne se fait pas attendre. « Ce que vous pouvez me souhaiter, c’est une longue vie ; déjà c’est bien ! De pouvoir continuer à faire ma musique, que ça fonctionne ou pas, parce que c’est ça qui me rend heureux », enchaîne-t-il, sourire aux lèvres. Et de conclure : « Aussi, que mon album soit celui de la décennie 2020 ! »
Pour aller plus loin, découvrez pourquoi le rappeur 1PLIKÉ140 divise autant.