quand les actrices du rap luttent contre les violences sexistes et sexuelles

“Seule la musique peut me toucher”, quand les actrices du rap luttent contre les violences sexistes et sexuelles

Détruire le monstre. Voilà plusieurs années que le secteur de la culture est ébranlé par des révélations édifiantes de cas de viols et d’agressions sexuelles en interne. Ces déclarations mettent en lumière la persistance d’un boys club et d’une impunité. Pour autant, les lignes bougent. De nombreux dispositifs de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS), portés par ses professionnel·les voient le jour.

TW – Cet article fait mention à des cas de violences sexistes et sexuelles.

Mercredi 06 mars 2024, une deuxième plainte pour viol est déposée contre un artiste francophone de premier plan. Celle-ci intervient moins d’un an après les premières accusations pour ce même chef d’accusation. Plus que jamais, le message de sororité de Lola Levent, prononcé à la veille du trio de dates à l’Accor Arena de ce même artiste, résonne : « J’envoie toutes mes pensées aux voix tapies dans le silence, et aux autres rendez-nous l’argent, rendez-nous l’art, rendez-nous le temps et l’énergie, rendez-nous la vérité. » Les mots de la journaliste et co-fondatrice du label D.I.V.A rappellent la réalité d’une industrie encore traversée par de trop nombreuses violences. Quelques années auparavant, en pleine vague #MeToo, elle avait pris la parole aux côtés de nombreux·ses autres pour dénoncer la multiplicité de cas de violences sexistes et sexuelles (VSS) au sein de l’industrie musicale. 

Depuis 2018 et le mouvement de libération de la parole des femmes de la musique (porté par les hashtags #BalanceTaMajor, #BalanceTonRappeur, #MusicToo et #MeTooMusic), de nombreuses initiatives internes de lutte, prévention et protection contre les VSS ont vu le jour. Si certaines ne sont qu’à leurs premiers pas, leur création est symbole d’un renouveau et le signe d’une nécessité de prendre la problématique pleinement en charge. 

Afin de mieux saisir ces initiatives, nous avons recueilli les témoignages de la journaliste musicale Chloé Sarraméa (réalisatrice du documentaire Booska-P Que se passe-il dans la tête du rap français ?) et de deux professionnelles impliquées dans ce combat : Clara Sagot (chargée de production et responsable VSS à La Place) et Safiatou Mendy (coordinatrice du collectif Consentis).

#Je te crois : libérer la parole et visibiliser les affres du métier

La première étape, et peut-être la plus difficile, fut de libérer le récit. De témoigner, au risque de voir son récit contredit, voire pire, ignoré. La double peine. Dans le rap, des prises de paroles fondatrices ont permis de désamorcer l’omerta, notamment grâce aux enquêtes de journalistes telles que Inès Belgacem (Street Press), Caroline Varon (Street Press), Manue K (Abcdr du Son). Ces papiers pionniers suivent les travaux engagés par le collectif #MusicToo, né à la suite du témoignage de la fondatrice de Nüagency, Emily Gonneau. Publié en novembre 2019 sur son blog, elle y déclare en ces termes : « Ma colère est intacte, mais elle est d’autant plus profonde aujourd’hui devant la prise de conscience de l’ampleur du problème : c’est l’injustice de tout un système qui broie les femmes. » 

Dans la foulée, le mouvement #MusicToo (2020) a permis de pointer du doigt les dysfonctionnements de l’industrie musicale évoqués par Emily Gonneau, en relayant des récits de victimes, et en leur proposant une plateforme d’expression. S’attaquant à l’industrie musicale dans sa globalité, les militant·es de #MusicToo ont été parmi les premier·ères à apporter des chiffres et réaliser un travail d’archives sur le sujet. « Il est temps que la peur change de camp », peut-on ainsi lire dans les lignes du manifeste de l’organisation. 

« 1 femme artiste sur 3 a été agressée ou harcelée sexuellement dans l’industrie musicale en France. Et c’est aussi une réalité pour 1 femme sur 4 parmi les professionnelles de la filière. » 

– Extrait du manifeste #MusicToo (2020)

Les militant·es #MusicToo s’appuient, en partie, sur les données évocatrices de l’étude du collectif CURA sur la santé dans la musique et les pressions associées (2019). Des chiffres édifiants, qui ont toutefois permis de prendre la mesure de l’ampleur des violences et des travaux à engager. Trois ans plus tard, en 2022, CURA publiait un nouveau rapport, concentré autour de trois axes : la santé mentale, les violences sexistes et sexuelles et la précarité. Elle révèle en outre que 21% des répondantes déclarent avoir été victimes d’une agression sexuelle dans le cadre pro.

Extrait de l'enquête CURA (2022), collectif fondé en 2019 par Shkyd (beatmaker), Suzanne Combo (artiste ), Sandrine Bileci (naturopathe) et Robin Ecoeur (journaliste).
Extrait de l’enquête CURA (2022), collectif fondé en 2019 par Shkyd (beatmaker), Suzanne Combo (artiste), Sandrine Bileci (naturopathe) et Robin Ecoeur (journaliste).  

Briser l’omerta dans le milieu rap

Avec plus de 200 enquêtes recensées par #MusicToo, dont 16 focalisées sur le rap, les recherches montrent bien que les VSS ne sont pas des cas isolés, mais bien un fait holistique. Surtout, cela met en évidence que l’oppression ne se cristallise pas uniquement autour d’un genre musical, ni autour d’artistes-stars. Bien au contraire, les révélations ont mis en lumière l’existence d’un plafond de verre (intrabranche et interprofessionnel), à la faveur d’un boys club verrouillé dans chaque filière musicale (rap, classique, jazz, pop), et consolidé par leur adhésion à un modèle de fonctionnement capitaliste et mercantile.

« Nous connaissons le fonctionnement – ou plutôt le dysfonctionnement – du secteur : les disparités salariales, l’invisibilité des femmes aux postes à responsabilité, les préjugés et les non-dits qui bloquent le développement et les carrières de professionnelles pourtant compétentes et investies. Le temps est venu pour le monde de la musique de faire sa révolution égalitaire. »

– Extrait du manifeste F.E.M.M (pour Femmes Engagées des Métiers de la Musique) signée par 1200 professionnelles 

Qui plus est, très tôt dans leur carrière, les femmes de la musique sont confrontées au sexisme ordinaire, la mise en concurrence, la précarisation et la discrimination si elles sont mères. Difficile donc de briser l’omerta quand la libération de la parole se fait au risque de la carrière ou de la sécurité personnelle, le tout en considérant les probabilités que le témoignage soit invisibilisé.  “Il y a une prise de conscience générale dans le milieu, ou tout du moins une médiatisation. Sans cesse, on est alerté, et pourtant on ne voit pas les coupables tomber”, note en ces mots la reporter Chloé Sarraméa, rencontrée dans le cadre de cette enquête. Derrière cette déclaration, se trouve une question sous-jacente essentielle : comment passer des paroles aux actes ? 

Le choix de la sororité

De par son historicité, le rap, en tant qu’expression artistique, s’est originellement rangé du côté des opprimé·es. Dès le début, les acteur·ices du rap se sont emparé·es de la question pour mettre en place les premiers dispositifs de lutte, prévention et de signalement des VSS. Mentionné plus haut, le label D.I.V.A, fondé en 2019 par Lola Levent, Laetitia Muong et Cintia Ferreira Martins, naît d’abord d’une volonté de sensibiliser autour des VSS. Son ambition est alors de communiquer, dénoncer et de partager des expériences entre femmes du milieu. Devenu un projet d’accompagnement d’artistes qui s’identifient comme femmes (Lazuli, Angie, Zonmaï), D.I.V.A est la réponse par la sororité au boys club. D’autres dispositifs basés sur ce même principe, tels que Percé, Beatmak’Her, Go Go Go, Fleh, Rappeuz, Rappeuses en liberté, Wrap (Nouvelle G) ou MEWEM (et bien d’autres), voient le jour au cours des cinq dernières années. 

Leur(s) but(s) ? Féminiser le milieu, briser le continuum de la violence, imposer des terrains fertiles d’expression et d’apprentissage féminins, visibiliser et enfin accompagner les professionnelles ou artistes-femmes dans leur carrière. En parallèle, des roles models à l’image de Narjes Bahhar (Deezer), Pauline Duarte (Epic Records), Ouafae Mameche Belabbes (Faces Cachées éditions) – pour ne citer qu’elles – ouvrent la voie aux professionnelles de demain.

Du côté du public, les soirées en non-mixité pourraient, au même titre, devenir une porte d’entrée pour les femmes souhaitant participer à des concerts de rap. Un dispositif gagnant, puisque de nombreuses artistes féminines se sont également lancées grâce au regard bienveillant de leur public.

« Les espaces queer dans le rap doivent exister. Dans la scène anglaise, la question d’une scène rap queer et inclusive ne se pose même pas. La scène rap française galère à intégrer des personnalités queer, que ce soit dans l’industrie ou des artistes. C’est culturel et du à un certain retard au niveau des mentalités. » 

– Chloé Sarraméa, journaliste indépendante

Dans cette dynamique de féminisation, et encouragées par la politique de subvention du Centre National de la Musique (CNM), de plus en plus de structures reliées au rap suivent les formations dispensées par Act Right et Consentis, deux collectifs spécialisés sur les VSS en milieu festif (principalement les musiques électroniques). Lorsqu’elles interviennent, les membres de Consentis ont pour mission première de « présenter les chiffres, le cadre légal et les différentes étapes pour prendre en charge une personne autrice de VSS » nous explique Safiatou Mendy, coordinatrice du collectif. Cela passe, en outre, autour d’éléments tels que « la signalétique, la gestion des flux et la réduction des risques, notamment autour de la consommation d’alcool et de drogues qui peuvent altérer les comportements. » C’est ainsi qu’on a pu par exemple apercevoir Consentis sur un stand lors de la dernière édition du Grünt Festival, en septembre 2023.

Du côté de la lutte contre l’impunité, « il y a également des festivals qui se positionnent et qui agissent » souligne Safiatou Mendy, à l’image de Marsatac qui s’est associé à Safer. On peut également citer l’organisation du Cabaret Vert qui a fait le choix de déprogrammer le rappeur susmentionné à la suite de l’ouverture de la première enquête pour viol le visant. Les festivals ouvrent des voies en matière de lutte contre les VSS. Cependant, « il faut voir comment cela se fait, quels sont les précédents, les pressions, le temps de réaction. » 

La chute des monstres : mobiliser les labels

Si de nombreuses initiatives indépendantes et passionnées voient le jour, leur impact dans l’industrie reste encore malheureusement marginal comparé à la quantité de violences subies. Pour faire bouger les lignes, d’autres batailles restent à entreprendre. A commencer par celle au sein des géants du milieu. 

Fin 2020, Because Music remercie un directeur général adjoint. Ce dernier est licencié pour faute grave, suite à une enquête indépendante et externe qui dévoile sa participation à une ambiance “sexualisée” et “toxique” au sein du groupe. La décision du leader des labels indépendants suit celle prise par Def Jam, qui s’était également séparé de son patron, accusé de harcèlement moral et sexuel. Le label avait toutefois évoqué des “raisons personnelles » pour justifier ce départ. 

Les mesures prises par des labels et majors en faveur de la lutte contre les VSS restent très opaques, car bien souvent gardées dans la sphère interne. Mais en plus de la lutte contre les VSS, “la féminisation de l’industrie reste primordiale.” À ce titre, de premières initiatives portées par des structures fortes du paysage musical francophone sont à relever. Dans son documentaire, la journaliste Chloé Sarraméa introduit par exemple le dispositif Believe for Parity lancé par Believe. Un programme qualifié de “phare dans la tempête” à l’occasion des Assises de l’égalité femmes-hommes dans la musique du CNM. Lors de notre rencontre la journaliste note à cet effet “je n’ai pas connaissance de l’existence de dispositifs similaires ; on m’a dit que X ou Y labels proposent telle ou telle chose, mais c’est difficile à identifier.” Avec Believe for parity, le label de Denis Ladegaillerie a entrepris une démarche égalitaire passant par plusieurs étapes : “intégrer la diversité au sein du conseil d’administration et au sein du comité exécutif ; fixer des objectifs ; et mesurer les avancées.”

« Dans le rap, les places sont rares, il y a une mise en concurrence. Si on regarde l’historique de la direction générale des labels, il y a très peu de femmes à des postes élevés. »

– Chloé Sarraméa, journaliste indépendante

Reste à savoir si ce grand ménage favorise l’accès à des postes stratégiques pour les femmes, ou s’il n’est que la façade enjolivée d’un pinkwashing bienséant. “Pour cela, il faudrait des quotas, donner plus d’aides, donner des bons points aux personnes qui se comportent bien ; à l’inverse, il faudrait également pénaliser ceux qui se comportent mal”, suggère Chloé Sarraméa durant notre entretien.   

Protéger et accompagner les professionnelles du rap 

Mais, le principal chantier dans lequel le rap devrait se plonger demeure probablement la protection des professionnelles. Régisseuses, journalistes, intermittentes, stagiaires, attachées de production et freelances : toutes sont confrontées, au quotidien, à de potentielles violences liées à leur genre, et souvent aussi leur âge. 

Horaires de travail tardifs, harcèlement en ligne, tournages excentrés, environnement masculin, milieu festif ou encore isolement des professionnelles, l’industrie du rap présente ses propres spécificités et ses travailleuses doivent en être protégées. Comme le note Safiatou Mendy, « les lieux festifs sont un lieu de décharge d’émotions ». Les concerts donnent lieu à un « temps de lâcher prise » particulièrement présent en France, où règne l’idée que la fête est un « espace de transgression des mœurs et du quotidien » 

Hors ou pendant la fête, il existe des initiatives positives telles que RIDER.E ou Safer. Les protections demeurent toutefois encore trop faibles et rares, surtout lorsqu’il s’agit d’accompagner les personnes indépendantes. « Quand on est une femme en freelance dans cette industrie et qu’un client se montre abusif, tu n’as aucune cellule, aucune structure, personne à qui t’adresser pour te mettre en sécurité », note Chloé. Un constat partagé par la coordinatrice de Consentis, qui note que « dans le cadre du travail, ce qui va dépendre pour protéger ou punir un individu, c’est le statut juridique”, puisque nous ne sommes pas tous·tes encadré·es de la même manière. 

Charte de l'initiative rider·e
Charte de l’initiative rider·e

Contre cela, certaines structures salariales se sont organisées. Pour protéger ses employé·es, La Place a notamment élaboré collégialement une charte VSS interne et externe, et réalisé tout un travail de signalétique au sein de son établissement. « C’est durant la journée de formation Act Right qu’on a abordé l’idée de travailler sur une charte VHSS », précise Clara Sagot, avant d’ajouter : « On a voulu continuer sur cette lancée et avoir donc un document clair pour les salarié·es, mais aussi à destination des permanent·es, des intermittent·es, des barman·aids etc…  Quand une personne travaille à et avec La Place dans le cadre d’un contrat, elle doit s’engager à respecter les valeurs de l’organisation et de la charte VHSS.”

D’ailleurs, le groupe de travail autour des VSS du centre culturel travaille actuellement sur la rédaction d’un processus de signalement à déployer durant ses soirées. « L’idée est de ne pas avoir à gérer tout·e seul·e. », explique la chargée de production, « mais aussi d’avoir un processus clair, notamment pour le personnel de la régie, de la technique, du bar ou de la billetterie, qui peuvent être présent·e·s ponctuellement sur des dates.” Pour reprendre ses mots, il s’agit donc bien de « former des équipes et d’avoir des dispositifs concrets pour ensuite faire changer les mentalités du public ».

Vers la fin du travail gratuit ?

Les initiatives sont nombreuses, inspirantes et rassurantes pour l’avenir de la filière. Toutefois, certains points noirs persistent. À commencer par celui du travail gratuit, puisque beaucoup de ces médias, groupes de paroles sont développés en parallèle ou en addition des missions quotidiennes des professionnelles. Comme l’indique Clara Sagot, il faut « pouvoir se dégager du temps et aménager des moments de travail. » 

00:20:15 – Le documentaire « Santé mentale : dans la tête du rap français », aborde la place des femmes dans l’industrie du rap.

Aussi, les formations sont à financer et à renouveler fréquemment. C’est pourquoi, il est primordial de créer des postes spécifiques aux enjeux de lutte contre les VSS dans la filière musicale. Les personnes formées sont celles qui ont les compétences pour sensibiliser, communiquer mais aussi trouver les financements existants. Car s’il existe de nombreuses subventions institutionnelles, très peu parviennent aux oreilles du rap et sont spécifiquement construites pour la filière. 

Pour durer dans l’industrie musicale, c’est important d’être au clair avec les questions d’oppressions systémiques”, pèse Clara Sagot, avant d’ajouter en guise de conclusion : “Il faut savoir qu’elles existent pour lutter, adapter les réponses et proposer des dispositifs de protection efficaces.” Les mots de cette dernière ont une résonance singulière de par leur justesse. Car pour lutter, il faut avant tout comprendre, cibler, définir. C’est ce travail besogneux, et parfois ingrat, qu’a entrepris une partie de la nouvelle générations d’artistes et de professionnel·les dans le l’industrie du rap. La porte est enfoncée, il ne reste plus qu’à faire tomber la tour de verre. 

Anouk A.

The great gig in the sky.