The Soulquarians, l’intensité d’un mouvement néo-soul

A l’aube des années 80, alors que le gangsta rap prospère dans l’ouest des Etats-Unis grâce une propagande opérée par Eazy-E et son crew N.W.A., un collectif à l’autre bout du pays arbitre une antithèse avec le désir de faire le pont entre le jazz, emprunté à leur figure parentale, et le rap érudit, encore dans sa rampe de lancement à cette époque. Répondant au nom de The Native Tongue, évocateur d’un retour aux sources certain, ce sont des acteurs maintenant iconiques qui composent la meute : A Tribe Called Quest, De La Soul ou encore The Jungle Brothers pour ne citer qu’eux. Ce regroupement donne lieu à des collaborations et échanges récurrents dans un effort mutuel d’entraide. Des albums marquants s’en émanent pour finalement s’essouffler à l’arrivée du XIXème siècle. 

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En parallèle de cette scène se construit un mouvement aux intentions un tant soit peu similaires. En 1995, le chanteur de RnB D’Angelo émerveille le monde entier avec son premier album Brown Sugar grâce à des influences soul réinterprétées et rajeunies avec habilité. Alors, les claviers de Stevie Wonder, la guitare électrique de Prince et le timbre sucré de Marvin Gaye se font entendre sous une multitude de filtres novateurs. Un tel exploit musical qui emprunte à une esthétique funk et soul ne peut passer à côté des nerfs auditifs d’un certain Ahmir Thompson au sobriquet commun à tous de Questlove. Batteur d’exception qui a fait ses preuves dans le groupe de rap The Roots, le musicien se plaît à vagabonder dans les abysses de l’industrie musicale pour tomber, au petit bonheur la chance, sur des personnages au vécu enrichissant. Ainsi, un face à face s’organise entre les deux protagonistes, suivi par un travail de fond en binôme qui s’étendra sur cinq années. Une épopée qui aboutira à une bannière : celle que l’on nomme The Soulquarians

Electric Lady Studios, vivre et renaître

Dans le cœur de New-York, niché dans le quartier de Greenwich Village, bordé par la frontière maritime du New Jersey, se dissimule un studio sans prétention au 52 de la 8ème avenue. Le Electric Lady Studios dispose d’un intérieur envoûtant venu s’accorder avec les ondulations des accords psychédéliques qui émanent depuis les enceintes. Il faut dire que le premier résident des lieux est, à ce jour, un symbole pour la musique aux courbes distordues, et qui n’aura de cesse d’exploiter les limites de la guitare électrique. Ancien club déchu, la bâtisse se fait racheter en 1968 par un certain Jimi Hendrix qui, à l’inverse de profiter des potentiels bénéfices de la boîte, préfère métamorphoser les murs pour aboutir à un studio divisé en trois pièces. Sous les directives de l’architecte John Storyk, la résidence est soumise à un décor narcotique afin qu’Hendrix dispose des meilleures conditions de travail pour enregistrer de nouveaux morceaux. Cependant, dix semaines plus tard, l’artiste s’évapore dans des conditions tragiques et connues de tous. Et si le studio aurait pu n’être qu’une sépulture lasse de vie, des artistes comme Stevie Wonder ou David Bowie lui confèrent une seconde aura vivace; du moins le temps de quelques sessions d’enregistrement qui, au milieu des années 1990, paraissent si lointaines tellement le triple studio s’est couvert d’un drap de poussière. 

Ce fameux disque nommé Voodoo est, certes, le point central du Soulquarians mais reste surtout un fil rouge qui permettra de donner naissance à d’autres albums qui procureront de la légitimité au mouvement. Car en effet, la porte du studio de la 8ème avenue reste grande ouverte à tous artistes osant s’engager dans ce laboratoire de chimie. Mois après mois défilent de nouveaux visages. Certains sont passagers comme Redman, Dj Premier ou Q-Tip tandis que d’autres se greffent avec ténacité au point de rejoindre le duo de Questlove? et D’Angelo. Évidemment, cela commence par la troupe de Questlove, The Roots, composée du rappeur Black Thought et d’un orchestre en guise de soutien. Plus encore, le rappeur de Chicago Common et la voix cristalline d’Erykah Badu viendront assister aux sessions d’écoute au point d’en profiter pour enregistrer leur propre album, tout comme le chanteur RnB Bilal

De ce fait, ce sont des compositions simultanées qui s’entrechoquent pour donner naissance à un marathon exemplaire sans la moindre erreur. Et parce que Questlove ramène son groupe The Roots, il était logique qu’il en profite pour incorporer l’atmosphère psychédélique et unique des Electric Lady Studios dans un album. Thing Fall Apart naît alors en 1999, et devient le premier cobaye du mouvement Soulquarians. Le mot d’ordre est énoncé : le collectif joue sur deux aspects primordiales : des productions organiques et des poèmes revendicateurs. La photo qui illustre l’album est équivoque : un cliché attrapé durant les mouvements des droits civiques de 1960, représentant deux femmes poursuivies par des agents fédéraux durant des manifestations agitées. Ainsi se déploie une conscience politique à travers des pamphlets qui, en plus de dépeindre la réalité des quartiers est des Etats-Unis, est force de proposition pour une osmose entre la populace. 

Une postulat qui n’enlève en rien l’aspect mélodieux des productions. Les longues sessions orchestrées par les Soulquarians ayant pour but de reproduire les classiques de leurs contemporains pour en extraire des brides inexploitées donnent lieu à des esquisses inédites qui dépassent le simple jazz hop. Ainsi, l’apothéose d’un son contorsionniste bosselé par les instruments analogiques se dévoile un an plus tard sous la pièce maîtresse de Voodoo signé D’Angelo. Dans une redéfinition du RnB jugé trop « pop », l’artiste s’efforce de danser avec les instruments jusqu’à sang afin de véhiculer un message aussi révolutionnaire et larmoyant que le blues, guidé par son histoire personnelle, entre rapport avec l’amour, émancipation par la spiritualité et rite de passage vers le rôle de père. 

Common, Erykah Badu, J Dilla… Des savants s’unissent

Erykah Badu et Common, alors séduits par de telles mises en œuvre, choisissent de mettre le pied à l’étrier pour concevoir leur propre album. De ce fait, la même année se suivent Like Water for Chocolat et Mama’s Gun. Le premier se veut plus empreint des inspirations de Things Fall Apart tandis que le second transpire les accords psychédéliques de Voodoo. Pour autant, une énergie similaire réunit tous les projets sortant de l’usine d’Electric Lady, avec l’envie commune de propulser de style néo-soul à un niveau supérieur qui se conclura en 2002 par l’album 1s Born Second du vocaliste Bilal.

En plus des participants qui défilaient chaque jour tels que Mos Def, Talib Kweli ou encore Jill Scott, une connexion va avoir lieu avec la scène locale de Détroit dans le Michigan à près de dix heures de route depuis la grosse pomme. Souvent représentée comme étant la ville où règne Eminem, Détroit détient pourtant une nébuleuse fascinante nichée à la lisière du quartier Highland Park au nord de la ville. Sous le sobriquet de Slum Village se déploie un trio de rappeurs : T3, Baatin et un certain J Dilla, figure emblématique qui s’immisce dans le processus de création des Soulquarians. Le producteur se veut révolutionnaire dans sa manière de découper des morceaux, tout en démocratisant le MPC, un séquenceur où sont isolés des samples pour être mis bout à bout dans un exercice de style inédit. Ainsi, sa faculté à sampler des bruits blancs de titres originaux pour les incorporer dans un assemblage lo-fi permet de donner de la légitimité aux instruments numériques dans le mouvement néo-soul. “Booty” et “Kiss Me on my Neck” de Badu, mais encore “Heat” et “Dooinit” de Common se voient être dépecés par le savoir-faire de Jay Dee. Décédé en 2006 suite à des antécédents médicaux, l’homme aura inspiré tout un pan des acteurs du rap. 

2000, le début de la fin

Ce bouilloire recelant d’idées novatrices aurait pu s’étaler sur une période bien plus lointaine, mais, par un accident frôlant le ridicule, le mouvement Soulquarians s’effrite dès l’année 2000. Alors que ?uestlove doit poser devant l’objectif pour le magazine Vibe, le batteur introverti demande à ses compagnons de route de le rejoindre le temps d’une prise. Si une couverture iconique naît, l’inscription “The Soulquarians” érigée sur le pied de page ne plaît pas aux collaborateurs qui s’empressent d’appeler Questlove pour lui faire comprendre qu’ils ne travaillent pas pour lui comme le suggère l’article et sont leur propre patron. Un message maladroit qui causera la fin de l’union officielle, ne les empêchera pas pour autant de se rejoindre le temps d’un morceau ou d’un concert.

Un tel impact tend à inspirer toute une ribambelle de nouveaux acteurs fiers de reprendre le flambeau d’une période maculée d’or. Ainsi, To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar et ses inspirations jazz ont su remettre au goût du jour ce jazz rap et exposer au grand public la scène souterraine qui prenait forme, avec entre autres le saxophoniste Kamasi Washington, le bassiste Thundercat ou la lyriciste Rapsody. De plus, se sont des mouvements embryonnaires qui s’émancipent par eux-mêmes comme le lo-fi new-yorkais avec notamment le collectif [sLUms], dans la continuité du courant néo-soul. Désormais, soul, funk et rap politisé ressurgissent dans le paysage rapologique pour être porte-parole de cette Amérique victime d’une crise identitaire qui ne cesse de croître à l’approche des élections présidentielles. L’occasion parfaite pour se (re)plonger dans cet héritage aux courbes aguicheuses. 

@pitchfork

Pour vous accompagner dans votre lecture, voici une playlist non-exhaustive des œuvres des Soulquarians.