SAFAR, l’étonnant mélange

Récemment signé chez le label Def Jam, la visibilité et l’influence du collectif marocain Naar, composé notamment de Madd et Shobee s’étend progressivement. S’imposant depuis peu comme les porte-étendards d’une scène rap nord-africaine en pleine éclosion, ils accouchent le 13 septembre 2019 d’un projet, le premier, intitulé SAFAR (« voyage » en arabe). Avant toute chose, il faut rappeler que le collectif doit une partie de sa notoriété à la connexion Laylow-Madd-Shobee, d’abord sur le morceau « Money Call« , paru en février 2018, et ensuite sur l’album de Laylow, RAW.Z, sur le morceau « Visa ». Le collectif compte sur le projet onze artistes marocains, (rappeurs et producteurs) et une flopée de collaborations internationales, d’Europe à l’Amérique du Nord.

Un cocktail de mélodies

SAFAR se veut avant tout unificateur. De la trap américaine en passant par le raï et la musique traditionnelle arabe, le collectif se plaît à expérimenter, faisant du projet un véritable laboratoire. En effet, dès la première piste, « Can’t Wait », les cordes intenses des rebabs(*) nous submergent : l’héritage de la musique traditionnelle orientale est assumé par le collectif. Avec audace, ils mélangent cet héritage à de puissantes basses et une autotune maîtrisée, qui rappellent le style trap d’Atlanta. Shobee, l’un des rappeurs du groupe, délivre une prestation impressionnante, avec un rythme qu’il gardera sur tout le projet. Inévitablement, les backs et les instrus font penser à des artistes comme Kekra dans sa trilogie Vréel, ou même d’artistes d’UK garage et de grime londonienne, comme Pay As U Go ou Skepta, notamment par les drums, caractéristiques de ces genres.

L’VIBE

…Fidèle à son patrimoine

Ces racines, on ne les retrouve pas seulement au sein de leur univers musical, mais également à travers leur univers visuel et culturel. Dans leurs clips à la réalisation léchée, ils revendiquent leur attachement à leur terre natale en posant dans des collines propres aux paysages marocains. Ce choix de représenter l’endroit qui les a vu grandir se veut comme une image revendicatrice qu’ils brandissent à la face du monde. La pochette de l’album s’oppose diamétralement à la facture complexe non seulement des clips, mais également des prods et des flows qui se veulent frais et innovants, voire même avant-gardistes. Celle-ci, minimaliste, simple, presque grossière, n’annonce pas vraiment un album de rap ; on est d’autant plus surpris en lançant la première piste. Linguistiquement parlant, l’utilisation de l’arabe sur l’ensemble du projet est l’une de ses grandes forces. La langue se marie à merveille avec celle des invités (anglais, espagnol, italien, français…) et à l’écoute, on est happé dans un tourbillon de sonorités diverses et variées.

Néanmoins, le groupe est francophone : on entend à quelques reprises Shobee poser quelques lignes en français et en anglais. L’arabe apporte aussi une dimension musicale nouvelle à l’album ; ses prononciations très gutturales, le « parler » étant bien plus sec et plus tranchant, se prêtent parfaitement au « découpage de prod » et aux grandes envolées de flow que l’on voit sur l’ensemble du projet. Ils prouvent que la barrière de la langue n’est certainement pas un obstacle à l’écoute, au turn up ou à la mélancolie. La musique reste un langage universel, et SAFAR nous le rappelle sur 53 minutes. Là où, dans un morceau en anglais, l’auditeur moyen attrape une phrase ici et là, on est un étranger quand on écoute SAFAR, on est dans l’inconnu. Alors, le seul guide est la mélodie, qu’on suit à corps perdu tout au long des morceaux. En conclusion, la barrière de la langue n’a pas empêché Shobee de nous faire lâcher nos meilleurs moves, ni de planer sur les mélodies nuageuses de Madd.

L’autre force du projet qui participe à son originalité, c’est bien la diversité des featurings. Le collectif pioche dans l’ensemble de la scène rap actuelle pour accompagner ses compositions.
Pour ne citer que ceux-là, on retrouve du côté français : Koba La D, Lomepal, Dosseh, Nelick, et bien évidemment Laylow, pour ne citer qu’eux. Les artistes internationaux ne sont pas en reste : on peut notamment compter sur la présence de Kareem Kalokoh, jeune MC grec en pleine ascension, Drefgold et bien d’autres. De ces mélanges de plusieurs horizons éclot un produit très particulier. Les artistes conviés sur le projet diluent leur style à l’univers bien particulier du collectif, et on sent la sincérité des collaborations. Celles-ci vont clairement plus loin que la musique, comme on peut le voir dans le documentaire disponible sur leur chaîne YouTube qui retrace la composition de l’album.

Parmi les associations les plus marquantes de l’album, on compte notamment le morceau avec Jok’air, qui délivre une prestation qui s’insère avec justesse dans la construction musicale du groupe (un refrain et un couplet). Le rappeur du 13e prouve une fois de plus sa constance en featuring, comme il l’a montré sur la réédition de son projet La Fièvre, où il tente de nombreuses connexions. De l’autre côté de l’Europe, Kareem Kalokoh propose ce flow saccadé cher aux rappeurs US sur une instru aux sonorités moins exotiques, un parti pris artistique qu’il est étonnant d’entendre dans un projet où les racines ont une place si importante.

Un projet important

NAAR - Safar Lyrics and Tracklist | Genius
NAAR – Safar

SAFAR, c’est la sauce ultime que prépare le rap marocain dans son arrière-cuisine, probablement la première pierre d’un édifice qui n’aspire qu’à grandir. Dans un mois de septembre plutôt pauvre en sorties, il se démarquait sans effort de ses concurrents et rencontre même un petit succès, probablement dû à la présence de grosses têtes du game sur l’album. Ce contraste entre ce projet et les sorties rap du moment nous ramène à une problématique de plus en plus actuelle : le manque de prises de risques dans le rap français.

Les rappeurs semblent plus frileux, suivant une recette de plus en plus codifiée (un son zumba, un son trap, un son love, etc…) qui bride la diversité dans le rap et musèle la créativité. Pression des labels ou manque d’inspiration ? On peut prendre pour exemple le morceau sorti à la même période que l’album, « Monsieur Sal » de Niska, où il fait le minimum, le tout est juste bon, alors qu’on parle de l’un des plus doués de sa génération. Il semble suivre sa ligne directrice habituelle, qui fonctionnait à merveille dans Commando, sans sortir du rang, sans tenter quoique ce soit. Comme pour répondre à notre appel de détresse, des artistes comme Shobee, Madd, et toute leur clique soufflent un vent frais sur le monde du rap, et poussent à s’intéresser au rap africain, qui n’a jusque ici que trop peu d’exposition. Est-ce que Naar peut devenir le tremplin de la scène marocaine à l’international et devenir un pionnier ? Seul le temps pourra le dire.

Pour aller plus loin, découvrez l’univers d’Adaeb, et sa volonté de réussir avec style.

Écrit par : @woupdeewoop et @oouuaaiiss

Crédit photo : The Saurap

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