L’intarissable Disiz : itinéraire d’un artiste hors norme

Les années 90 ont été particulièrement fructueuses pour le rap français. De grands noms sont nés durant cette période, que l’on appelle l’âge d’or du rap français. Des légendes, des rois sans couronne, des artistes éphémères ou encore présents aujourd’hui… Parmi eux, un rappeur se démarque par sa polyvalence et sa richesse artistique : Disiz. Celui qui se fait connaître par le tube « J’pète les plombs » en 2000, publiera son treizième album joliment intitulé L’Amour le 18 mars prochain. Retour sur la carrière d’un artiste hors norme.

© @ojoz

De Serigne M’Baye Gueye à Disiz La Peste 

Disiz, de son vrai nom Serigne M’Baye Ngueye, naît à Amiens en 1978 d’une mère belge et d’un père sénégalais. C’est à Évry, dans l’Essonne, qu’il grandit. Durant son adolescence, il est bercé par des groupes de rap français comme NTM et IAM et le rock. En 1994, alors âgé de 16 ans, il assiste à son premier concert : NTM et Ideal J aka Kery James. Cet événement agit sur lui comme un déclic et confirme son amour pour le rap. Il débute alors au sein du groupe Rimeur à gages

En 1998, il apparaît sur la compilation Sachons dire non, Volume 1 avec le titre « Planète des singes », aux côtés de Boss One du groupe marseillais 3e Oeil. Là déjà, il dévoile un aspect à la fois narratif et très imagé de sa musique. Le morceau, aux allures cinématographiques, dépeint une France atomisée par l’extrême-droite au pouvoir et dans laquelle la ségrégation raciale est pratiquée.  

Un an plus tard, il se fait repérer par Joey Starr qui, dans son émission Sky B.O.S.S diffusée sur Skyrock, passe son disque « Bête de bombe (ce que les gens veulent entendre) », dont la production signée JMdee ne lui était initialement pas destinée. Dans la foulée, le rappeur d’Evry rejoint le collectif One Shot formé par IAM pour les besoins de la bande son du film Taxi 2. Il interprètera « Lettre Ouverte » en featuring avec l’auteure-compositrice-interprète et danseuse Jalane. Le morceau sera l’un des seuls qui bénéficiera d’un clip. Cette opportunité lui ouvre la voie d’une plus grande exposition et lui permet alors de sortir son premier album Le poisson rouge dans les meilleures conditions.

Comme un poisson dans l’eau 

C’est en 2000 que sort « J’pète les plombs », le premier single extrait de l’album Le poisson rouge, produit par son acolyte de l’époque JMdee. Le titre est inspiré du film « Chute libre » de Joel Schumacher sorti en 1993. Dans ce morceau, Disiz, ou plutôt Disiz La Peste, raconte à la première personne et non sans cynisme, la journée chaotique d’un homme brisé durant laquelle il va littéralement « péter les plombs ». Le succès est fulgurant et le single devient rapidement disque d’or. Il permettra au rappeur de capter l’attention d’un vaste public et d’asseoir l’un des marqueurs essentiels de son ADN musical : l’art du storytelling

Le poisson rouge fonctionne très bien puisqu’il s’écoulera à 200 000 exemplaires. L’une des principales caractéristiques de l’opus est son éclectisme. Il propose à travers ses dix-huit titres diverses ambiances, collaborations et thématiques. Un titre en particulier fera un peu plus de bruit au sein du milieu underground du rap : « C’est ça la France », en collaboration avec Eloquence. Le duo y critique une frange « beauf » de la population française. Inspiré du titre éponyme de Marc Lavoine, la particularité du morceau réside dans sa production aux allures champêtres, sur fond d’accordéon. Là encore, l’éclectisme de Disiz est visible.

Explorateur dans l’âme

Le parcours artistique de Disiz est probablement l’un des plus riches du milieu du rap. Dans sa musique ou en dehors, Serigne a eu sans cesse le besoin de se renouveler et d’expérimenter de nouvelles choses. Un moyen pour s’enrichir tant sur le plan artistique que sur le plan humain. Cette âme d’explorateur lui a d’ailleurs valu autant de déboires que de réussites. 

Musicalement, aucun de ses projets ne se ressemble réellement. Lorsqu’il délivre son troisième opus Itinéraire d’un enfant bronzé, en 2003, il met à l’honneur ses origines sénégalaises en samplant nombre de musiques africaines. En 2005, il interprète en duo, avec nul autre que Yannick Noah, le tube « Métis(se) ». Le morceau sera disponible sur l’album éponyme du dernier ainsi que sur Les histoires extraordinaires d’un jeune de banlieue, le quatrième album studio de Disiz sorti la même année et pour lequel il obtiendra une Victoire de la musique de l’album Rap Ragge hip hop de l’année. 

Trois ans plus tard, le rappeur du 91 revient sur le projet Démaquille toi aux côtés de Grems, Le4Romain et Killersounds qui forment le groupe Rouge à lèvres. Une sorte de musique alternative mélangeant la house et le rap : « le deepkho » comme les concernés l’appelaient. Dans ce projet, les quatre protagonistes se baptisent chacun d’un nouveau nom. C’est la naissance de Peter Punk

« Pourquoi arrêter ce flow alors que j’en ai encore des litres ? » 

(The end – Disiz The End)

Disiz (not) the end

C’est en 2009, après dix ans sur le devant de la scène, que Disiz La Peste annonce la fin de sa carrière rap avec son cinquième album : Disiz the end. Il justifie cet arrêt par des conflits et des menaces subies au sein de la sphère rap. Sa soudaine notoriété et son ouverture musicale n’ont pas été du goût de tout le monde. Serigne ressent alors un fort dégoût et rejet pour le milieu. Cependant, la musique faisant partie intégrante de sa vie, il ne se voit pas arrêter cet art et annonce un virage punk à la fin du projet. 

Peter Punk est bien là et se dévoile au grand public dans le projet Dans le ventre du crocodile en mai 2010. Orienté rock et électro, ce 13 titres ne prend pas. Pris de doute, Disiz s’absente de la scène musicale durant deux ans. Il traverse un passage à vide et remet en question son avenir musical. C’est alors qu’il décide de reprendre un train de vie plus classique. Disiz rejoint même les bancs de l’université pour effectuer des études de droit qu’il arrêtera au bout de quatre mois. La nécessité de gagner sa vie aura pris le dessus.  

« J’ai arrêté le rap, mais le rap veut pas m’arrêter » 

(Un frigo, un coeur et des couilles – Lucide)

Cette pause lui a permis de prendre du recul et de revenir plus fort, plus lucide. C’est alors qu’il sort sa trilogie Lucide / Extra-Lucide / Transe-lucide entre 2012 et 2014. Ces trois projets le renouent avec son public et le font connaître auprès d’une nouvelle génération de férus de rap. Sur Extra-Lucide, d’ailleurs, il propose un featuring remarqué, mais probablement un peu sous-estimé, avec Orelsan grâce au titre « Gogo Gadget ». 

En 2015, il sort son dixième album studio, Rap machine. Aucun doute, le rappeur est bien de retour. Toutefois, il reste fidèle à son ouverture musicale avec des morceaux atypiques comme « Abuzeur », « Otto moto » ou encore « La promesse », touchant morceau partagé avec ses amis Youssoupha et Soprano. Un an et demi plus tard, il revient avec le single « Grande colère » à la teinte électro. 

En parallèle de sa carrière musicale, Disiz a expérimenté d’autres pratiques : le cinéma, le théâtre ou encore l’écriture en publiant deux livres « Les derniers de la rue Ponty » (2009) et « René » (2012). Il a également enseigné la dramaturgie à des élèves en réinsertion scolaire. Disiz n’est pas qu’un rappeur, mais bien un artiste qui semble aimer raconter des histoires et cela se ressent particulièrement dans sa musique.

Disiz et Denis Lavant © Alain Scherer / Extrait de la pièce « Othello »

Les histoires extraordinaires de Disiz  

Ça n’est pas pour rien que Disiz a été influencé par le rappeur anglo-américain Slick Rick. Ce dernier, dont le surnom est sans équivoque « hip-hop’s greatest storyteller », est connu pour son rap narratif. Et clairement, cet homme l’a inspiré. En effet, l’une des plus grandes forces de La Peste demeure dans sa capacité à délivrer des messages de façon narrative et très imagée, parfois métaphoriques ou cinématographiques. Qu’ils soient fictifs ou inspirés de faits réels, Disiz aime écrire et interpréter des récits.

En effet, il pratique l’art du storytelling depuis ses tous premiers morceaux, notamment avec « J’pète les plombs » ou encore « Ghetto Sitcom ». Ce dernier narre la phase de séduction entre deux protagonistes vivants en cité. Cette capacité narrative, il la réitérera tout au long de sa discographie. Dans son quatrième album, Les histoires extraordinaires d’un jeune de banlieue, le rappeur dévoile le morceau « Inspecteur Disiz ». Dedans, il expose une France gouvernée par le Rap Game, en 2024. Joey Starr est élu Président de la République et son gouvernement est composé de Booba, Rohff ou encore Diams. Disiz, lui, incarne un flic. Dans ce même projet, d’autres morceaux jouent sur le storytelling comme « Lily » ou encore « Mélissa », des récits sur l’amour.

Ces histoires sont tantôt comiques ou cyniques tantôt graves ou poétiques. Mais tous délivrent un vrai message. Dans son album Pacifique paru en 2017, il rend hommage à Aylan Kurdi, un enfant kurde retrouvé mort au large d’une plage turque le 2 septembre 2016. A travers cette chanson, il joue sur la métaphore du poisson échoué sur la plage. Le résultat est esthétique et poétique. Dans Pacifique, d’ailleurs, l’artiste excelle dans la retranscription de sentiments les plus intimes.

« C’est du Disiz c’est donc plus que des disques » 

(L.U.T.T.E – Pacifique)

Dans les profondeurs de Pacifique

Pacifique est un opus particulier dans la discographie de Disiz. Il est l’un des projets les plus émotionnels et aboutis de l’année 2017. A l’écoute, on est clairement submergé par une vague d’émotions multiples. La richesse musicale de Disiz y est à son paroxysme. Tous les sentiments y passent : la mélancolie, la colère, le deuil, l’amour, la résilience, l’espoir… Pacifique a la force de proposer une musique aussi introspective et personnelle qu’universelle et fédératrice. 

L’album s’ouvre avec « Radeau », un morceau à la vibe mélancolique. Tout le long des vingt titres, il nous fait traverser un océan de sentiments pour clôturer l’opus avec les morceaux « Ça va aller » et « Auto-dance », sans aucun doute les plus optimistes et lumineux de la tracklist.

Disiz exploite également plusieurs styles de production : de l’électro à la trap, en passant par une ambiance caribéenne sur le très réussi « Marquises » qu’il interprète avec Hamza. Sur ce disque, il s’entoure d’ailleurs du polyvalent Stromae pour réaliser deux titres : « Splash » et « Compliqué ». Il fait également, un clin d’oeil à la variété française, encore une fois, en reprenant le célèbre titre « Quand je serais K.O » d’Alain Souchon

La colère puis l’Amour

Un an plus tard, Disiz publie son douzième album, Disizilla. Un opus plus sombre et violent que le précédent, dans lequel il semble vouloir extérioriser ses colères de manière beaucoup plus abrupte. Probablement une délivrance pour l’artiste qui lui permet de revenir aujourd’hui avec une musique plus douce. Entre juillet 2021 et février 2022, il dévoile les quatre premiers extraits de son treizième album L’Amour dont la sortie est prévue le 18 mars prochain. 

De toute évidence, ces extraits rappellent l’énergie de Pacifique, par la douceur et la poésie des morceaux. Le titre de l’album lui-même est criant de sincérité. Disiz le dit, il est allé encore plus loin que Pacifique. La tracklist est composée de quinze titres dont quatre featurings : Yseult, Archibald Smith, Prinzly et Damso. Là encore, la diversité est de mise.

Une carrière Sublime

En fin de compte, il est difficile de résumer la carrière de Disiz tant elle est riche d’art et d’enseignements. Au fil des années, il a su déconstruire l’archétype du « rappeur de banlieue », en sa personne. Sans aucun doute, l’artiste bénéficie d’une vision et d’un entourage qui lui ont chacun permis de toujours rebondir et d’agréger, autour de lui, une communauté de fans très engagée. Aujourd’hui, il semble enfin être un artiste accompli. La création de son propre label Sublime sur lequel est déjà signé Rounhaa en est la preuve. Une nouvelle aventure que l’on suivra de très près. 

Jihane Hadjri

Pacifique est le meilleur album de Disiz.