El Madrileño, sorti le 26 février, est le deuxième album du rappeur espagnol C. Tangana. Avec cet opus, il a puisé dans ses influences juvéniles pour pondre un projet qui s’éloigne de son style de base. Ce pari semble avoir porté ses fruits, puisque la majorité des critiques l’ont salué comme l’un des albums les plus intéressants de cette année. Cependant, ce succès soulève la question de savoir si les rappeurs doivent abandonner le rap afin d’être acclamés. Prenons le madrilène comme cas d’étude pour tenter de répondre à cette question.
Quand je passe en revue ma consommation musicale de cette année, un artiste en particulier me vient à l’esprit : C. Tangana. Son nom m’étant déjà familier, c’est lors de son Tiny Desk pour NPR que j’ai commencé à être fasciné par sa musique. Ce concert peut être vu comme une vitrine sur le processus artistique de l’artiste espagnol. La vidéo semble avoir été tournée en une seule prise et le rappeur a pris la peine d’inviter des cadors du flamenco, ainsi qu’un quatuor à cordes. Tous réunis autour d’une table, qui n’est pas sans rappeler le tableau de la Cène. On y retrouve également des airs de nature morte, semblables à celles qu’on peut apercevoir dans le style d’art espagnol du bodegón. Jouant ainsi sur le catéchisme et les genres d’art et de musique traditionnels du pays, nous pouvons ainsi mieux saisir le but créatif du rappeur.
Casser les codes comme C. Tangana
A titre personnel, j’ai toujours admiré les artistes capables d’expérimenter avec les nombreux codes musicaux et culturels d’un pays. Comme pour Tawsen et Lous and the Yakuza en Belgique, j’ai toujours pensé que cela donnait du relief à leur musique. La contribution de C. Tangana au premier album de Rosalía, qui mêle le flamenco traditionnel à la trap contemporaine, montre qu’il n’est pas étranger à ce phénomène. De ce fait, l’objectif de l’artiste ibérique pour son propre disque était double : casser les codes tant sur le fond que sur la forme.
Tête d’affiche du rap espagnol, il a révélé au journal espagnol El Pais que le confinement l’avait poussé à reprendre son album du début afin de rompre avec son style habituel, composé alors de productions tantôt trap, tantôt reggaeton.
Trouvant son inspiration dans la musique acoustique de sa jeunesse, il a choisi de s’entourer d’autres talents hispaniques afin de mélanger la musique traditionnelle espagnole, comme le folk et le flamenco, à la musique traditionnelle des pays latino-américains tels que le Mexique, l’Uruguay ou Cuba.
Ce n’est pas pour autant que l’album ignore ses influences anglophones. Sur « Cuando Olvidare » , le rappeur sample un feat des américains H.E.R. et YG, et le titre « Los Tontos » interpole « Bizarre Love Triangle » de New Order, groupe phare de la new wave anglaise.
Un portrait polarisé de la société espagnole
Le projet est complété par une direction artistique minutieusement réfléchie. C. Tangana incarne le personnage du « Madrileño » qui joue sur le machisme culturel présent en Espagne. L’ironie du sort étant qu’il a déjà été accusé d’avoir écrit des paroles misogynes par le passé. Tout cela donne à l’album l’allure d’une lettre d’amour à sa patrie, dont il reconnaît qu’elle est de plus en plus divisée entre son passé et son avenir.
Faire appel à des artistes issus de pays autrefois colonisés par l’Espagne, jouer le rôle d’un macho, et osciller entre électronique et acoustique : C. Tangana démontre sa maîtrise des codes traditionnels de son pays, mais aussi de sa difficulté à les faire correspondre au rap qu’il produisait auparavant.
Un succès sans surprise pour C. Tangana ?
Néanmoins, sa prise de risque semble avoir été une réussite au vu de l’accueil chaleureux de l’album par la critique. Le magazine Rolling Stone l’a classé 9e parmi les 50 meilleurs albums de 2021, et le musicien a été récompensé lors de la dernière édition de Grammys Latins. Mais est-ce réellement une surprise ? De nombreux artistes qui se sont détachés du rap pour se tourner vers d’autres genres musicaux ont connu un succès critique nettement meilleur que lorsqu’ils rappaient.
Prenez Ichon. Depuis qu’il s’est adonné au chant, sa musique n’a jamais connu un tel succès, bien qu’il soit actif depuis le début des années 2010 avec le groupe Bon Gamin.
Alors, soyons bien clairs, le rap n’a absolument rien à envier aux autres styles en termes de musicalité. Le problème est que cette richesse musicale semble avoir contraint les critiques à utiliser le rap comme une expression fourre-tout pour définir tous genres de musique produits par des personnes racisées.
Aux Grammys par exemple, l’album de C. Tangana a été nommé dans la catégorie du meilleur album de rock latin ou alternatif. Les projets de Tyler, the Creator, en revanche, n’ont jamais été nommés en dehors de la catégorie de meilleur album rap.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ces catégories musicales dites « urbaines » sont jugées stigmatisantes. Et cette prise de parole du rappeur américain en dit long sur la frustration que cette catégorisation systématique peut susciter chez les artistes racisés. De manière assez cynique alors, c’est peut-être la couleur de peau de C. Tangana qui a facilité la popularité de sa transition artistique ? Le succès des rappeurs blancs en France, par exemple, s’explique par la transition démographique que le rap a vécu ces dernières années.
Ce changement leur a permis de toucher un public plus large en s’adressant aux auditeurs qui leur ressemblent davantage. Loin de moi l’idée de supposer que c’est aussi le cas en Espagne, mais il faut tout de même se rendre à l’évidence que C. Tangana a sans doute bénéficié d’un certain nombre de privilèges pour être considéré comme un musicien alternatif à part entière.
Certes, la qualité indéniable de sa musique ainsi que son étude méticuleuse des codes culturels et musicaux de l’Espagne lui ont aussi facilité la tâche. Toutefois, il reste à savoir si cette bienveillance de la part des critiques aurait été accordée à quelqu’un d’autre, issu d’une culture totalement différente.
D’un point de vue francophone, c’est à nous, les auditeurs, de trouver un juste milieu : saluer les prises de risque musicales sans pour autant négliger le rap. Ou au moins, empêcher les chroniqueurs de qualifier la musique d’Aya Nakamura de rap, alors qu’ils décrivent celle de Lomepal comme étant de la variété.