Deux ans. Cela fait deux ans que le groupe Brockhampton n’avait pas saturé Internet avec une multitude de morceaux et de clips. Deux années durant lesquelles le boys band composé d’une quinzaine de membres avait pris du temps pour boucler leur tournée. Suite à leur cinquième album Ginger, le crew a monté son label Video Store et s’est enfermé en colocation pour composer leur nouvel album, Roadrunner : New Light, New Machine. Le groupe originaire du Texas s’est emparé du temps pour revenir avec un album plus poussif, réceptacle de leurs mantas bouillantes.
Le décor pastoral texan
Ce sont des plaines jaunâtres qui s’étendent à perte de vue. Quelques baraques peintes d’un rouge écarlate se dressent en plein milieu. Le ciel bleu azur inonde le sol, ne laissant pas la moindre ombre à l’horizon. Ce décor correspond à la destination choisie par Brockhampton pour confectionner leur sixième album, le Texas. Cela les oblige à contempler l’ennui loin de l’agitation de Los Angeles, à s’approprier les reliefs des plaines arides sous une atmosphère hautement pastorale. Car il suffit de s’attarder sur la pochette de Roadrunner pour comprendre leur attrait soudain pour les étendues végétales. En arrière-plan se dresse un large champ rempli de tiges d’herbes brûlées par la chaleur estivale, évocateur des éléments qui fondent la pensée pastorale faite de nature abondante. Un tel désir de grands espaces n’est d’ailleurs pas sans rappeler les prémices du groupe.
En 2010, Kevin Abstract pianotait depuis un ordinateur une phrase décisive sur le forum KanyeLive (lieu pour que les fans de Kanye West puissent échanger ensemble) : « Anybody wanna make a band ?”. Nombreux lui répondent pour finalement composer un groupe de 15 membres dont 7 interprètes majeurs : Kevin Abstract, Dom McLennon, Matt Champion, Merlyn Wood, Joba, Bearface et les ex-membres Ameer Vann et Rodney Tenor. Mais après un déménagement à Los Angeles en 2016, une trilogie d’album nommée Saturation en 2017, puis deux albums en 2018 et 2019, le boys band avait besoin de retourner aux sources, et donc de retrouver un cadre bucolique.
Mais c’est également la spiritualité qui prévaut. Dans le pastoralisme, la religion alors intrinsèque aux habitants du monde rural s‘imbrique directement dans le mouvement. La recherche de la spiritualité se fait dans chaque scène de la vie quotidienne et chaque espace naturel. Pas étonnant alors de voir en premier-plan de cette cover une forme spectrale lumineuse parcourue d’un halo. Celle-ci représente Joba, chanteur du groupe qui devient une pièce maîtresse dans ce projet. En 2020, son père se suicide, le plongeant dans une spirale de doutes et de questionnements. Alors il s’en remet à la « lumière » [The Light] et embarque durant son pèlerinage tous les autres antagonistes de Brockhampton. Plus que jamais, le groupe se place d’une aura cathartique dans l’expression de leurs émotions.
Du flow et de la dopamine
Pourtant, Roadrunner reste une dichotomie, ne souhaitant pas n’être qu’un simple reflet morose de la vie. Car si chaque membre retourne son cerveau seul dans son coin et gratte des textes introspectifs, c’est pour arriver à un état de plénitude interne tout en se reconnectant avec le monde extérieur. Pour en prouver la véracité, il suffit de remarquer l’apport vocal de grands rappeurs et chanteurs dans la tracklist. Danny Brown, Charlie Wilson, JPEGMAFIA ou encore A$AP Rocky sont tant de noms qui ont de quoi séduire. Ils exportent Brockhampton hors de leur confort inclusif pour se confronter au dehors. La démarche est telle que dans le morceau « Buzzcut » servant d’introduction au disque, Kevin se confronte directement à Danny Brown sur une production psychédélique parfaitement adaptée pour le flow rêche de l’invité. Mais les sonorités nourries à la dopamine se taisent après deux minutes. On laisse place alors à un chant presque gospel de Joba. Ainsi, le morceau illustre les deux tons que prend Roadrunner : la force brute de la vie terrestre et la douceur d’une épiphanie céleste.
Ce parti pris terrestre se retrouve également dans « Chain On », à l’allure de freestyle à la boucle entêtante et sèche. Ou bien dans le morceau fleuve « Windows » où chaque membre déverse son couplet le plus efficace – on pense à l’expression idiomatique « Go Merlyn! » déjà devenu un meme ou l’agressivité de Dom et Matt lorsqu’ils crachent leurs rimes. Pour autant, même lors des sons plus légers, un sentiment de mélancolie règne. Dans « Bankroll », une ode aux liasses de billets enroulés d’élastique, Matt Champion délivre un refrain explicite : « Never show them that lil’ green, I keep a bankroll. » S’en échappe une méfiance envers les intentions des autres, une misanthropie paranoïaque pour le plonger malgré lui dans la solitude. Plus encore, dans « Count on Me », A$AP Rocky fait référence à « Sick to be Lonely » du duo sudiste Field Mob pour exprimer sa solitude :
Toujours dans l’aspect terrestre du projet, le rappeur SoGoneSoFlex, nouvelle signature du label Video Store monté par Kevin Abstract et le producteur Romil, fait office d’invité surprise. Ici, il incarne la brutalité de la rue, d’une vie sans concession où la drogue se vend en abondance et qu’aucune de nos rides ne doit exprimer d’émotions. Car il y a une envie de rationaliser le propos du disque et de ne pas s’enterrer dans une allégorie à propos de la lumière trop vague et abstraite. Et ainsi pouvoir permettre à l’auditeur de s’identifier aux troubles mentaux qui les encombre.
La lumière divine comme motif
Pour autant, il ne faut pas croire que Brockhampton s’enfonce dans une plaidoirie uniquement palpable et identifiable. Car le champ lexical qui domine le disque reste sous la bannière de la religion. Ainsi s’oppose à la terre le monde céleste. Une thématique qui existe donc par le décès du père de Joba. Ce dernier s’en remet dans un premier temps aux psychédéliques afin de trouver une réponse dans les hallucinations multichromes ou la synesthésie. « Warped reflection in stainless steel, alcohol, and pills/Deadly combination left with nothin’ else to feel » confesse-t-il dans l’explicite « The Light », des accords de guitares enfiévrés au guise d’accompagnement. Il en profite également pour dévoiler le récit de la mort de son père et des conséquences qui en résultent.
Ainsi, Joba le clame haut et fort sans bifurquer de chemin : « So I’m just tryin’ to see the light/In between the clouds/Still love that sunshine ». Mais il est loin d’être le seul à vouloir apercevoir un faisceau de lumière. Car le funèbre événement plane tout au long du disque, impactant directement le moral de la totalité du groupe. Sur « Windows », Matt Champion se prête au jeu en invoquant également l’allégorie « Light it up, light it up, we bring the light show ».
C’est également dans l’invocation de figures et symboles religieux dispersés ici et là que se manifeste le céleste. Tantôt en s’adressant à Dieu comme lorsque Kevin commence son couplet dans « Buzzcut », « Thank God you let me crash on your couch/Who’s my God that I’m prayin’ to now? », tantôt en se heurtant aux déboires diaboliques notamment dans le mélancolique « What’s The Occasion ? » quand Matt récite :
Bien sûr, les figures paternelles ont, elles aussi, une place centrale dans le récit de Brockhampton. Par exemple, dans le titre « When I Ball » produit par l’incontournable Chad Hugo, Dom McLennon retrace sa naissance et sa relation avec sa mère et son oncle instable. Kevin, lui, revient sur son incapacité à s’ouvrir à sa mère à propos de ses relations avec les hommes, n’étant capable d’exprimer son état que depuis la cabine d’enregistrement.
Entre l’humain et l’androïde
Si on se réfère au titre de l’album, il ne fait pas que se limiter à « New Light » et mentionne également l’expression « New Machine ». Celle-ci doit être comprise comme une désignation du corps humain qui ne serait qu’un vaisseau pour notre esprit durant notre passage sur terre, la lumière étant la réponse finale. Dom vient appuyer cette théorie dans « Chain On » déclarant avec clarté :
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’album s’inspire sur le plan visuel de Blade Runner (originellement appelé “Les androïdes rêvent-ils de moutons électroniques ?”), la dystopie du romancier de science-fiction Philip K. Dick parue en 1974 adaptée huit ans plus tard en film par Ridley Scott. Dedans, le lecteur est plongé dans un monde futuriste où les androïdes et les humains vivent ensemble. On y suit le chasseur d’androïde fugitifs Rick Deckard dans une mission qui l’amènera à se questionner sur sa propre identité et ce qui le différencie de ces androïdes hyperréalistes. S’en remettre à la religion, c’est s’extraire de son corps et donc croire en un monde terrestre où l’enveloppe corporelle n’existerait que dans le seul but de transporter notre esprit. On rejoint alors cette fameuse idée de lumière qui guidera notre esprit.
Cependant, il ne faut pas omettre la définition première du mot machine. Car Brockhampton est né grâce à la technologie d’Internet et perdure grâce aux outils de production et des techniques d’enregistrement sonores. Pour matérialiser cette idée sur le plan musical, les membres font appel à Jabari Manwa, initialement producteur du groupe depuis leur premières esquisses, qui s’attribue le rôle de chanteur sous vocodeur pour ce projet. notamment sur de nombreux refrains. Sa voix se veut difforme et digitale, comme s’il était intrinsèquement lié à ses appareils de production, devant continuer à s’exprimer à travers eux de manière explicite.
Réconciliation avec la vie et la mort
Finalement, Brockhampton revient sur une pensée tellurique le temps d’un titre avec « Don’t Shoot Up The Party ». Un commentaire social sur les États-Unis, entre les tueries de masse ou le racisme toujours aussi intrinsèque au pays. Puis, pour se diriger vers une conclusion à leur plaidoirie, ils décident de passer par une litanie aux airs de gospel. « Dear Lord », alors interprété par le chanteur Bearface, est une ode envers Dieu, une prière emportée par des chœurs et des notes de piano progressives. Le stade mental qu’ils essaient d’atteindre reflète celui du poète américain Walt Whitman qui rédigeait en 1892 le poème Song of Myself. Dans une démarche transcendantaliste, Whitman utilise le mot « self » comme définition pour la recherche de soi-même, qu’elle soit individuelle ou universelle. Son désir est de maintenir des pensées et idées cohérentes tout en étant en communion avec la nature.
S’ajoute à cela sa pratique du déisme, alors persuadé qu’une force divine existe sans pour autant vouloir la définir sous un nom, préférant se concentrer sur la connexion qu’il peut entretenir avec. Cette démarche n’est donc pas sans rappeler la quête qu’effectue Brockhampton tout au long du disque, allant jusqu’à interpeller ce Dieu pour espérer connaître la liberté. Et le morceau « Dear Lord », écrit suite à la mort du père de Joba, en le comparatif idéal. « Dear Lord, Lord/Will You come down and help out my brother?/Oh So please Lord/He needs You more-ore » déplore Bearface en soutien à son ami.
De nouveau, Brockhampton propose une version cathartique de nos pensées joviales et douloureuses à travers la nostalgie des bons et des mauvais moments. Le tout régi par des codes de pop culture, sous des images cinématographiques évocatrices; donnant une représentation intensifiée de notre propre vie. Alors, leur musique nous aide à nous immerger dans une masse de velours réconfortante, nous-même à la recherche d’une « lumière » énigmatique. Dans « The Light II », on comprend que la balade avec la mort est ce qui anime l’album depuis le début. Que le suicide soudain du paternel de Joba a déconstruit pour lui l’idée du but palpable. Que parfois, il faut s’accorder une danse avec la faucheuse pour plus aisément appréhender cette dernière et, dans un certain paradoxe, arriver à mieux vivre.
De ce fait, c’est à la fois par un regret et un réconfort que Joba conclut Roadrunner : « The light is worth the wait, I promise/Wait, why did you do it?/The light is worth the wait, I promise/Wait, screamin’ « Please don’t do it. » Depuis qu’il connaît l’existence de la lumière, il regrette que son père n’ait pu l’apercevoir plus tôt. Il se réjouit en revanche d’avoir de son côté réussi à la percevoir et ainsi donner sens à l’écoulement du temps sur terre. Aussi bien à lui qu’à ses compagnons de route.
Pour aller plus loin, découvrez notre chronique sur le dernier album de Slowthaï, Tyron.