Anouk A. – 1863 http://1863.fr THE NEXT STATION Sun, 17 Mar 2024 00:53:40 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.5.17 “Seule la musique peut me toucher”, quand les actrices du rap luttent contre les violences sexistes et sexuelles http://1863.fr/actrices-rap-lutte-contre-vss/?utm_source=rss&utm_medium=rss&utm_campaign=actrices-rap-lutte-contre-vss Mon, 18 Mar 2024 17:30:00 +0000 http://1863.fr/?p=7144 Voilà plusieurs années que le secteur de la culture est ébranlé par des révélations toujours plus édifiantes de cas de VSS. De nombreux dispositifs de lutte contre ces dernières, portés par ses professionnel·les, et en faveur de la féminisation de la filière voient le jour.

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Détruire le monstre. Voilà plusieurs années que le secteur de la culture est ébranlé par des révélations édifiantes de cas de viols et d’agressions sexuelles en interne. Ces déclarations mettent en lumière la persistance d’un boys club et d’une impunité. Pour autant, les lignes bougent. De nombreux dispositifs de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS), portés par ses professionnel·les voient le jour.

TW – Cet article fait mention à des cas de violences sexistes et sexuelles.

Mercredi 06 mars 2024, une deuxième plainte pour viol est déposée contre un artiste francophone de premier plan. Celle-ci intervient moins d’un an après les premières accusations pour ce même chef d’accusation. Plus que jamais, le message de sororité de Lola Levent, prononcé à la veille du trio de dates à l’Accor Arena de ce même artiste, résonne : « J’envoie toutes mes pensées aux voix tapies dans le silence, et aux autres rendez-nous l’argent, rendez-nous l’art, rendez-nous le temps et l’énergie, rendez-nous la vérité. » Les mots de la journaliste et co-fondatrice du label D.I.V.A rappellent la réalité d’une industrie encore traversée par de trop nombreuses violences. Quelques années auparavant, en pleine vague #MeToo, elle avait pris la parole aux côtés de nombreux·ses autres pour dénoncer la multiplicité de cas de violences sexistes et sexuelles (VSS) au sein de l’industrie musicale. 

Depuis 2018 et le mouvement de libération de la parole des femmes de la musique (porté par les hashtags #BalanceTaMajor, #BalanceTonRappeur, #MusicToo et #MeTooMusic), de nombreuses initiatives internes de lutte, prévention et protection contre les VSS ont vu le jour. Si certaines ne sont qu’à leurs premiers pas, leur création est symbole d’un renouveau et le signe d’une nécessité de prendre la problématique pleinement en charge. 

Afin de mieux saisir ces initiatives, nous avons recueilli les témoignages de la journaliste musicale Chloé Sarraméa (réalisatrice du documentaire Booska-P Que se passe-il dans la tête du rap français ?) et de deux professionnelles impliquées dans ce combat : Clara Sagot (chargée de production et responsable VSS à La Place) et Safiatou Mendy (coordinatrice du collectif Consentis).

#Je te crois : libérer la parole et visibiliser les affres du métier

La première étape, et peut-être la plus difficile, fut de libérer le récit. De témoigner, au risque de voir son récit contredit, voire pire, ignoré. La double peine. Dans le rap, des prises de paroles fondatrices ont permis de désamorcer l’omerta, notamment grâce aux enquêtes de journalistes telles que Inès Belgacem (Street Press), Caroline Varon (Street Press), Manue K (Abcdr du Son). Ces papiers pionniers suivent les travaux engagés par le collectif #MusicToo, né à la suite du témoignage de la fondatrice de Nüagency, Emily Gonneau. Publié en novembre 2019 sur son blog, elle y déclare en ces termes : « Ma colère est intacte, mais elle est d’autant plus profonde aujourd’hui devant la prise de conscience de l’ampleur du problème : c’est l’injustice de tout un système qui broie les femmes. » 

Dans la foulée, le mouvement #MusicToo (2020) a permis de pointer du doigt les dysfonctionnements de l’industrie musicale évoqués par Emily Gonneau, en relayant des récits de victimes, et en leur proposant une plateforme d’expression. S’attaquant à l’industrie musicale dans sa globalité, les militant·es de #MusicToo ont été parmi les premier·ères à apporter des chiffres et réaliser un travail d’archives sur le sujet. « Il est temps que la peur change de camp », peut-on ainsi lire dans les lignes du manifeste de l’organisation. 

« 1 femme artiste sur 3 a été agressée ou harcelée sexuellement dans l’industrie musicale en France. Et c’est aussi une réalité pour 1 femme sur 4 parmi les professionnelles de la filière. » 

– Extrait du manifeste #MusicToo (2020)

Les militant·es #MusicToo s’appuient, en partie, sur les données évocatrices de l’étude du collectif CURA sur la santé dans la musique et les pressions associées (2019). Des chiffres édifiants, qui ont toutefois permis de prendre la mesure de l’ampleur des violences et des travaux à engager. Trois ans plus tard, en 2022, CURA publiait un nouveau rapport, concentré autour de trois axes : la santé mentale, les violences sexistes et sexuelles et la précarité. Elle révèle en outre que 21% des répondantes déclarent avoir été victimes d’une agression sexuelle dans le cadre pro.

Extrait de l'enquête CURA (2022), collectif fondé en 2019 par Shkyd (beatmaker), Suzanne Combo (artiste ), Sandrine Bileci (naturopathe) et Robin Ecoeur (journaliste).
Extrait de l’enquête CURA (2022), collectif fondé en 2019 par Shkyd (beatmaker), Suzanne Combo (artiste), Sandrine Bileci (naturopathe) et Robin Ecoeur (journaliste).  

Briser l’omerta dans le milieu rap

Avec plus de 200 enquêtes recensées par #MusicToo, dont 16 focalisées sur le rap, les recherches montrent bien que les VSS ne sont pas des cas isolés, mais bien un fait holistique. Surtout, cela met en évidence que l’oppression ne se cristallise pas uniquement autour d’un genre musical, ni autour d’artistes-stars. Bien au contraire, les révélations ont mis en lumière l’existence d’un plafond de verre (intrabranche et interprofessionnel), à la faveur d’un boys club verrouillé dans chaque filière musicale (rap, classique, jazz, pop), et consolidé par leur adhésion à un modèle de fonctionnement capitaliste et mercantile.

« Nous connaissons le fonctionnement – ou plutôt le dysfonctionnement – du secteur : les disparités salariales, l’invisibilité des femmes aux postes à responsabilité, les préjugés et les non-dits qui bloquent le développement et les carrières de professionnelles pourtant compétentes et investies. Le temps est venu pour le monde de la musique de faire sa révolution égalitaire. »

– Extrait du manifeste F.E.M.M (pour Femmes Engagées des Métiers de la Musique) signée par 1200 professionnelles 

Qui plus est, très tôt dans leur carrière, les femmes de la musique sont confrontées au sexisme ordinaire, la mise en concurrence, la précarisation et la discrimination si elles sont mères. Difficile donc de briser l’omerta quand la libération de la parole se fait au risque de la carrière ou de la sécurité personnelle, le tout en considérant les probabilités que le témoignage soit invisibilisé.  “Il y a une prise de conscience générale dans le milieu, ou tout du moins une médiatisation. Sans cesse, on est alerté, et pourtant on ne voit pas les coupables tomber”, note en ces mots la reporter Chloé Sarraméa, rencontrée dans le cadre de cette enquête. Derrière cette déclaration, se trouve une question sous-jacente essentielle : comment passer des paroles aux actes ? 

Le choix de la sororité

De par son historicité, le rap, en tant qu’expression artistique, s’est originellement rangé du côté des opprimé·es. Dès le début, les acteur·ices du rap se sont emparé·es de la question pour mettre en place les premiers dispositifs de lutte, prévention et de signalement des VSS. Mentionné plus haut, le label D.I.V.A, fondé en 2019 par Lola Levent, Laetitia Muong et Cintia Ferreira Martins, naît d’abord d’une volonté de sensibiliser autour des VSS. Son ambition est alors de communiquer, dénoncer et de partager des expériences entre femmes du milieu. Devenu un projet d’accompagnement d’artistes qui s’identifient comme femmes (Lazuli, Angie, Zonmaï), D.I.V.A est la réponse par la sororité au boys club. D’autres dispositifs basés sur ce même principe, tels que Percé, Beatmak’Her, Go Go Go, Fleh, Rappeuz, Rappeuses en liberté, Wrap (Nouvelle G) ou MEWEM (et bien d’autres), voient le jour au cours des cinq dernières années. 

Leur(s) but(s) ? Féminiser le milieu, briser le continuum de la violence, imposer des terrains fertiles d’expression et d’apprentissage féminins, visibiliser et enfin accompagner les professionnelles ou artistes-femmes dans leur carrière. En parallèle, des roles models à l’image de Narjes Bahhar (Deezer), Pauline Duarte (Epic Records), Ouafae Mameche Belabbes (Faces Cachées éditions) – pour ne citer qu’elles – ouvrent la voie aux professionnelles de demain.

Du côté du public, les soirées en non-mixité pourraient, au même titre, devenir une porte d’entrée pour les femmes souhaitant participer à des concerts de rap. Un dispositif gagnant, puisque de nombreuses artistes féminines se sont également lancées grâce au regard bienveillant de leur public.

« Les espaces queer dans le rap doivent exister. Dans la scène anglaise, la question d’une scène rap queer et inclusive ne se pose même pas. La scène rap française galère à intégrer des personnalités queer, que ce soit dans l’industrie ou des artistes. C’est culturel et du à un certain retard au niveau des mentalités. » 

– Chloé Sarraméa, journaliste indépendante

Dans cette dynamique de féminisation, et encouragées par la politique de subvention du Centre National de la Musique (CNM), de plus en plus de structures reliées au rap suivent les formations dispensées par Act Right et Consentis, deux collectifs spécialisés sur les VSS en milieu festif (principalement les musiques électroniques). Lorsqu’elles interviennent, les membres de Consentis ont pour mission première de « présenter les chiffres, le cadre légal et les différentes étapes pour prendre en charge une personne autrice de VSS » nous explique Safiatou Mendy, coordinatrice du collectif. Cela passe, en outre, autour d’éléments tels que « la signalétique, la gestion des flux et la réduction des risques, notamment autour de la consommation d’alcool et de drogues qui peuvent altérer les comportements. » C’est ainsi qu’on a pu par exemple apercevoir Consentis sur un stand lors de la dernière édition du Grünt Festival, en septembre 2023.

Du côté de la lutte contre l’impunité, « il y a également des festivals qui se positionnent et qui agissent » souligne Safiatou Mendy, à l’image de Marsatac qui s’est associé à Safer. On peut également citer l’organisation du Cabaret Vert qui a fait le choix de déprogrammer le rappeur susmentionné à la suite de l’ouverture de la première enquête pour viol le visant. Les festivals ouvrent des voies en matière de lutte contre les VSS. Cependant, « il faut voir comment cela se fait, quels sont les précédents, les pressions, le temps de réaction. » 

La chute des monstres : mobiliser les labels

Si de nombreuses initiatives indépendantes et passionnées voient le jour, leur impact dans l’industrie reste encore malheureusement marginal comparé à la quantité de violences subies. Pour faire bouger les lignes, d’autres batailles restent à entreprendre. A commencer par celle au sein des géants du milieu. 

Fin 2020, Because Music remercie un directeur général adjoint. Ce dernier est licencié pour faute grave, suite à une enquête indépendante et externe qui dévoile sa participation à une ambiance “sexualisée” et “toxique” au sein du groupe. La décision du leader des labels indépendants suit celle prise par Def Jam, qui s’était également séparé de son patron, accusé de harcèlement moral et sexuel. Le label avait toutefois évoqué des “raisons personnelles » pour justifier ce départ. 

Les mesures prises par des labels et majors en faveur de la lutte contre les VSS restent très opaques, car bien souvent gardées dans la sphère interne. Mais en plus de la lutte contre les VSS, “la féminisation de l’industrie reste primordiale.” À ce titre, de premières initiatives portées par des structures fortes du paysage musical francophone sont à relever. Dans son documentaire, la journaliste Chloé Sarraméa introduit par exemple le dispositif Believe for Parity lancé par Believe. Un programme qualifié de “phare dans la tempête” à l’occasion des Assises de l’égalité femmes-hommes dans la musique du CNM. Lors de notre rencontre la journaliste note à cet effet “je n’ai pas connaissance de l’existence de dispositifs similaires ; on m’a dit que X ou Y labels proposent telle ou telle chose, mais c’est difficile à identifier.” Avec Believe for parity, le label de Denis Ladegaillerie a entrepris une démarche égalitaire passant par plusieurs étapes : “intégrer la diversité au sein du conseil d’administration et au sein du comité exécutif ; fixer des objectifs ; et mesurer les avancées.”

« Dans le rap, les places sont rares, il y a une mise en concurrence. Si on regarde l’historique de la direction générale des labels, il y a très peu de femmes à des postes élevés. »

– Chloé Sarraméa, journaliste indépendante

Reste à savoir si ce grand ménage favorise l’accès à des postes stratégiques pour les femmes, ou s’il n’est que la façade enjolivée d’un pinkwashing bienséant. “Pour cela, il faudrait des quotas, donner plus d’aides, donner des bons points aux personnes qui se comportent bien ; à l’inverse, il faudrait également pénaliser ceux qui se comportent mal”, suggère Chloé Sarraméa durant notre entretien.   

Protéger et accompagner les professionnelles du rap 

Mais, le principal chantier dans lequel le rap devrait se plonger demeure probablement la protection des professionnelles. Régisseuses, journalistes, intermittentes, stagiaires, attachées de production et freelances : toutes sont confrontées, au quotidien, à de potentielles violences liées à leur genre, et souvent aussi leur âge. 

Horaires de travail tardifs, harcèlement en ligne, tournages excentrés, environnement masculin, milieu festif ou encore isolement des professionnelles, l’industrie du rap présente ses propres spécificités et ses travailleuses doivent en être protégées. Comme le note Safiatou Mendy, « les lieux festifs sont un lieu de décharge d’émotions ». Les concerts donnent lieu à un « temps de lâcher prise » particulièrement présent en France, où règne l’idée que la fête est un « espace de transgression des mœurs et du quotidien » 

Hors ou pendant la fête, il existe des initiatives positives telles que RIDER.E ou Safer. Les protections demeurent toutefois encore trop faibles et rares, surtout lorsqu’il s’agit d’accompagner les personnes indépendantes. « Quand on est une femme en freelance dans cette industrie et qu’un client se montre abusif, tu n’as aucune cellule, aucune structure, personne à qui t’adresser pour te mettre en sécurité », note Chloé. Un constat partagé par la coordinatrice de Consentis, qui note que « dans le cadre du travail, ce qui va dépendre pour protéger ou punir un individu, c’est le statut juridique”, puisque nous ne sommes pas tous·tes encadré·es de la même manière. 

Charte de l'initiative rider·e
Charte de l’initiative rider·e

Contre cela, certaines structures salariales se sont organisées. Pour protéger ses employé·es, La Place a notamment élaboré collégialement une charte VSS interne et externe, et réalisé tout un travail de signalétique au sein de son établissement. « C’est durant la journée de formation Act Right qu’on a abordé l’idée de travailler sur une charte VHSS », précise Clara Sagot, avant d’ajouter : « On a voulu continuer sur cette lancée et avoir donc un document clair pour les salarié·es, mais aussi à destination des permanent·es, des intermittent·es, des barman·aids etc…  Quand une personne travaille à et avec La Place dans le cadre d’un contrat, elle doit s’engager à respecter les valeurs de l’organisation et de la charte VHSS.”

D’ailleurs, le groupe de travail autour des VSS du centre culturel travaille actuellement sur la rédaction d’un processus de signalement à déployer durant ses soirées. « L’idée est de ne pas avoir à gérer tout·e seul·e. », explique la chargée de production, « mais aussi d’avoir un processus clair, notamment pour le personnel de la régie, de la technique, du bar ou de la billetterie, qui peuvent être présent·e·s ponctuellement sur des dates.” Pour reprendre ses mots, il s’agit donc bien de « former des équipes et d’avoir des dispositifs concrets pour ensuite faire changer les mentalités du public ».

Vers la fin du travail gratuit ?

Les initiatives sont nombreuses, inspirantes et rassurantes pour l’avenir de la filière. Toutefois, certains points noirs persistent. À commencer par celui du travail gratuit, puisque beaucoup de ces médias, groupes de paroles sont développés en parallèle ou en addition des missions quotidiennes des professionnelles. Comme l’indique Clara Sagot, il faut « pouvoir se dégager du temps et aménager des moments de travail. » 

00:20:15 – Le documentaire « Santé mentale : dans la tête du rap français », aborde la place des femmes dans l’industrie du rap.

Aussi, les formations sont à financer et à renouveler fréquemment. C’est pourquoi, il est primordial de créer des postes spécifiques aux enjeux de lutte contre les VSS dans la filière musicale. Les personnes formées sont celles qui ont les compétences pour sensibiliser, communiquer mais aussi trouver les financements existants. Car s’il existe de nombreuses subventions institutionnelles, très peu parviennent aux oreilles du rap et sont spécifiquement construites pour la filière. 

Pour durer dans l’industrie musicale, c’est important d’être au clair avec les questions d’oppressions systémiques”, pèse Clara Sagot, avant d’ajouter en guise de conclusion : “Il faut savoir qu’elles existent pour lutter, adapter les réponses et proposer des dispositifs de protection efficaces.” Les mots de cette dernière ont une résonance singulière de par leur justesse. Car pour lutter, il faut avant tout comprendre, cibler, définir. C’est ce travail besogneux, et parfois ingrat, qu’a entrepris une partie de la nouvelle générations d’artistes et de professionnel·les dans le l’industrie du rap. La porte est enfoncée, il ne reste plus qu’à faire tomber la tour de verre. 

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Le pari latino, le rap au rythme du dembow http://1863.fr/pari-latino-reggaeton-rap-rythme-dembow/?utm_source=rss&utm_medium=rss&utm_campaign=pari-latino-reggaeton-rap-rythme-dembow Sun, 02 Jul 2023 15:52:18 +0000 http://1863.fr/?p=6918 Tout auditeur possède un plaisir coupable. Une musique à demi assumée qui, lorsqu’elle retentit, vous colle un timide et indécrochable sourire au coin des lèvres. Pire, vous donne peut-être l’envie imprévue de danser. De « Béné » à « Señora », le rap français s’est – à raison – abandonné aux rythmes envoûtants du reggaeton.…

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Tout auditeur possède un plaisir coupable. Une musique à demi assumée qui, lorsqu’elle retentit, vous colle un timide et indécrochable sourire au coin des lèvres. Pire, vous donne peut-être l’envie imprévue de danser. De « Béné » à « Señora », le rap français s’est – à raison – abandonné aux rythmes envoûtants du reggaeton. Né au Panama et popularisé à Porto Rico, cette musique est à l’intersection des genres, entre hiphop, dancehall et reggae. Aujourd’hui, elle s’est imposée comme l’étendard d’un mouvement panlatino-caribéen qui conquiert désormais la scène rap européenne.

Latin lovers

Le 12 mai, le rappeur espagnol Morad sortait Reinsertado, son deuxième album très attendu par les fans. Un projet puro rap pour le jeune prodige barcelonais qui fait honneur à son titre de « heroe de los M.D.L.R » (héros des Mecs De la Rue). Avec « Se grita, » le jeune talent du quartier de Florida s’offre une sixième collaboration avec Jul, en croisant le fer sur une prod mélancolique aux accents de reggaeton romántico

Une prise de risque pour les deux artistes ? Difficile d’y prétendre lorsqu’on voit apparaître, dès la deuxième track du projet, le nom de la reggaetonera argentine Nicki Nicole sur le titre « Paz », qui cumule déjà 10,3 millions d’écoutes. Pour sa part, l’Ovni lorgne depuis quelque temps déjà sur la musique des voisins latino-caribéens. « Bande Organisée, est clairement une rythmique de reggaeton avec un dembow accéléré » nous confie Robin Vincent, fondateur du média de musique latine JetLag et directeur artistique de The Orchard. 

Seulement, rares sont les fois où public et artistes parviennent à nommer ces sonorités « reggaeton ». Cachées derrière les termes bien trop souvent dénigrés de « zumba » et de « type beat Jul », se trouvent des musicalités éminemment complexes, héritées d’un métissage musical riche. Pour Claudia Ben, journaliste spécialisée dans la culture latino, cette méconnaissance s’explique par la « confusion du genre avec le reggae » et un « réel problème d’identification au niveau des sonorités ». Pourtant, à y tendre l’oreille, « les sonorités reggaeton sont de plus en plus présentes dans la musique française », renchérit Robin Vincent. De « Quelque chose de sauvage » de La Fouine à « Petit nez » de TripleGo, le rap a fait son pari latino. Pour mieux comprendre les interconnexions entre ces deux genres, un premier vol vers Porto Rico s’impose.  

The Noise, def: « Young people are loud, they are noisy » (DJ Negro pour Loud)

1991. Dans les rues de San Juan, DJ Negro vend des hot dogs toute la journée. Récemment séparé du duo à succès qu’il formait avec Vico C, b-boy de latin hip-hop, il s’est éloigné des soirées freestyle et spanish ragga de New York et gagne son pain comme il peut. Souvent, il arrive qu’on le reconnaisse dans la rue. En échange d’un hot dog et de quelques dollars, il accepte de prendre des photos et de signer des autographes. DJ Negro n’est pas du genre à abandonner : avec les 4000$ qu’il a emprunté à son frère, il rachète un vieux restaurant dans son quartier d’enfance, La Perla, qu’il transforme en club. 

« Young people are loud, they are noisy », expliquera DJ Negro au micro de Ivy Queen pour son podcast Loud. C’est en référence à la jeunesse bruyante, revendicative et festive de l’île que le rappeur nomme sa boîte de nuit The Noise. Ici le public est puro barrio, presque aucun gringo (blanc).

Chaque soir, la foule s’agglutine autour de l’entrée du club pour venir écouter les derniers disques dénichés par le DJ. The Noise accueille aussi beaucoup de freestyles. Sur scène, rappeurs.es et toasteur.ses se bousculent devant un public exigeant, qui n’hésite pas à lancer tragos (verres) et bouteilles si la performance ne les convainc pas. Les MC’s posent sur les faces B de vinyles rapportés des stores reggae et hip-hop de New York. Ni tout à fait du rap, ni encore du reggaeton, leur musique c’est l’underground. Avec ses paroles vulgaires, irrévérencieuses, presque punk, le genre est boudé des radios et se retranche dans l’enceinte sombre et fumeuse du club.

Mixtape 37

En 1992, DJ Playero, un jeune DJ qui fréquente le Noise, décide de monter un studio dans son petit appartement. Il y accueille tous les artistes qui s’y présentent et les fait poser sur ses mixtapes. En face de chez lui, vit le jeune Ramón Luis Ayala Rodríguez. Déterminé à quitter la petite île, le gamin de 16 ans se prédestine à une carrière dans le baseball. Ramón a un autre talent : il rappe vite et bien. DJ Playero le prend sous son aile et lui propose de passer à son studio. Un jour, alors qu’il s’apprête à enregistrer, Ramón est pris dans une fusillade. Blessé à la jambe, il est contraint d’abandonner sa carrière sportive et se tourne définitivement vers la musique. La légende Daddy Yankee vient de naître.

© Harvey Barrison/Flickr. En 2017, c’est dans les rues de la Perla, un quartier si pauvre que les rues ne portent pas de noms, que Luis Fonsi et Daddy Yankee tournent le clip de “Despacito”, visionné plus de 8 milliards de fois.
© Harvey Barrison/Flickr.

Le dembow, colonne vertébrale du reggaeton

Au Noise, quand on ne freestyle pas, on danse. La discothèque est reconnue pour jouer un son en particulier, une rythmique obsédante qui fait tenir les oiseaux de nuit jusqu’à l’aube : le dembow. L’arrivée du dembow à Porto Rico consacre l’avènement d’un élément central du reggaeton : le perreo. Cette danse ultra-sensuelle permet aux femmes, jusqu’ici à l’écart dans les soirées spanish ragga, de prendre d’assaut le dancefloor. Partout, on danse, on rappe et on chante au rythme de cette snare ultra régulière, presque obsessionnelle. À l’inverse des danses de couples latines, le coût d’entrée est faible pour cette danse qui se vit aussi bien seul.e qu’à plusieurs. « Yo perreo sola » (je danse le perreo seul.e) pour mantra.

Dembow, c’est le nom donné au riddim syncopée (3-3-2) qui fait l’identité du reggaeton. Cette rythmique martelée sur un bpm lent (90 bpm) et marquée par le skank, un contretemps issu du reggae (joué par un clavier ou une guitare), se retrouve dans la quasi-totalité des sons de reggaeton actuels (80% selon le chercheur Wayne Marshall). À ce jour, l’origine du nom est encore floue. Beaucoup s’accordent à relier le terme au morceau « Dem Bow » de Shabba Ranks sorti en 1990. S’il n’est pas le premier à y avoir recours, c’est ce titre qui consacrera sa popularité.

Encore aujourd’hui, le perreo reste central dans des cultures où « la musique se vit différemment » remarque Claudia Ben. Rien qu’en concert, les fans n’hésitent pas à s’endetter pour voir leur idole. Un à deux jours avant le show, les premiers arrivant.e.s s’installent devant les portes et commencent la fête. « Dans la queue, tout le monde commence à perrear, à danser. C’est déjà festif, il y a une fête dans la fête », ajoute la journaliste.

Le collectif féministe et LGBTQIA+,  Motivando la gyal, organise depuis 6 ans des soirées de perreo seguro (sous entendre, où tout le monde est libre de danser, s’amuser).
Le collectif féministe et LGBTQIA+, Motivando la gyal, organise depuis 6 ans des soirées de perreo seguro (sous entendre, où tout le monde est libre de danser, s’amuser).

« À partir du moment où Daddy Yankee commence à poser avec des rappeurs comme Snoop Dog, un respect mutuel entre les deux scènes se met en place. »

Claudia Ben

Straight outta Porto Rico

Il faut attendre le début des années 2000 pour que le reggaeton s’exporte mondialement. Une période retenue comme son âge d’or. Porté par des artistes comme Daddy Yankee, Tego Calderón, Nicky Jam ou encore Don Omar, le dembow devient la rythmique qui permet d’identifier le genre sur tout le continent américain. Avec le soutien de rappeurs latino-américains, Luny Tunes, Fat Joe ou N.O.R.E (aka Noriega), le reggaeton se fraye un chemin dans les soirées hip hop de la East Coast et sur MTV.

« Ils {ndlr : les rappeurs} sont latinos mais ont grandi aux États-Unis. À chacun de ces deux endroits il y a la musique de rue, son côté revendicatif sur les problèmes de société », complète Claudia Ben. Une popularité qui n’échappe pas à Jay-Z qui produira sur son label Roc-La-familia, branche latino de Roc a Fella, le très fédérateur « Oye mi canto » porté par le rappeur latino-américain N.O.R.E aux côtés de Daddy Yankee et Nina Sky.

Tu sabes que somos de calle

Si le reggaeton s’exporte à l’international, c’est en partie parce qu’il se lisse. Violent, vulgaire et machiste, il se heurte à bon nombre de croisades conservatrices d’hommes et femmes politiques qui dénoncent sa letra (ses lyrics). Des opérations à grande échelle, sous prétexte de lutte contre les guerres de gang ou la pornographie, vont donner lieu à de violentes saisies de cassettes. En réalité, pour Petra Riviera-Rideau, auteure de « Reggaetón : The Cultural Politics of Race in Puerto Rico », c’est le classisme et le racisme qui motivent ce désamour du reggaeton. Elle écrit : « Il était surtout une cible facile en raison des communautés pauvres et souvent noires qu’il représentait. (…) Le gouvernement voulait surtout le maintien de l’ordre dans les quartiers. »

Le reggaeton, masculin et performatif

Pour reprendre les mots de Geos et Victor, réalisateurs de l’excellent documentaire « Reggaeton Théorie »,  il est urgent d’être précautionneux lorsqu’on évoque le sexisme d’une musique comme le reggaeton – le rap ne le sait que trop bien – afin de ne pas « faire le jeu de celles et ceux qui utilisent le sexisme pour dénigrer des communautés où cela s’exprime comme du classisme ». Il en demeure que le reggaeton reste à ce jour une musique viriliste exaltant la performance masculine, mais qui, d’un autre côté, pose des problématiques que sont le racisme et le mépris de classe.

Aujourd’hui encore, le reggaeton reste l’étendard de la lutte sociale antiraciste et décoloniale. Les morceaux « Bellacoso » (Bad Bunny ft Residente), «El Apagon» (Bad Bunny) et « Afilando los cuchillos » (Residente ft Bad Bunny & iLe) sont ainsi devenus des hymnes pour les manifestants portoricains, descendus dans la rue pour demander la démission du sénateur Ricardo Rosselló, commanditaire de la controversée et violente politique de la Mano Dura dans les années 1990, censée éradiquer la criminalité et le trafic de drogue dans les caserios (quartiers pauvres) de l’île. 

 « Un avant et après Gasolina » (Robin Vincent, JetLag)

À la manière des radio edits version américaines pour le rap, le reggaeton édulcore ses propos, se romantise et se cache derrière la métaphore sexuelle. « Gasolina est le premier titre, sans aucun featuring, puro latino, qui s’exporte. S’il faut retenir un morceau de reggaeton, c’est lui. » tranche le rédacteur en chef de Jet Lag.

Depuis la vague mambo des années 1950, aucune musique latino-caribéenne n’avait réussi à tutoyer le mainstream. Grâce à ce morceau, puis l’essor de la scène colombienne et des artistes comme J Balvin, Karol G ou Maluma, le reggaeton devient international, jusqu’à être consacré numéro avec des tubes mondiaux « Despacito », « Te boté » et « Mi gente ». Pour l’industrie musicale américaine, plus question de le voir comme le petit-frère latino. Il est désormais la pop de demain. 

Tout ce qui vient des États-Unis finit par arriver à Porto Rico. Dans les années 2015, le succès mondial de la trap d’Atlanta va une nouvelle fois resserrer les liens entre reggaetoneros et artistes rap. L’album TrapXficante du reggaetonero Farruko en guise de jurisprudence. Sur ce projet très trap, un morceau en particulier ressort, « Krippy Kush », en featuring Bad Bunny, évidemment. Son succès est tel qu’une version anglaise est enregistrée dans la foulée avec ni plus ni moins que Nicki Minaj, 21 Savage et Travis Scott qui, sur son couplet, lâche une référence à la diva du reggaeton portoricain, Ivy Queen. La boucle est bouclée.  

Côté latino, les traperos Annuel AA, Arcángel, Ozuna, Noriel, vont confirmer l’essai en s’essayant au reggaeton, jusqu’à ne plus quitter le genre. 

« Au final, la trap reste un peu anecdotique. Comme en France ou aux États-Unis , on a fini par s’en lasser. Après la vague de 2015-17, le reggaeton lui, est resté. Il a même encore plus explosé avec la scène de Medellín. » 

Robin Vincent

Epilogue : infuser le reggaeton en France

En se frayant une entrée d’abord en Espagne, proximité linguistique et culturelle oblige, le reggaeton s’infiltre partout en Europe. La méconnaissance du genre entraîne la simplification de sa compréhension. Catalogué comme une musique d’amour, ultra répétitive et dansante, le reggaeton est vite rangé dans la vaste et dénigrée catégorie de morceaux de zumba aux côtés de l’afro, la socca, le bouyon ou le shatta. Ironie du sort, dans sa désignation originelle, la zumba est une danse fitness et athlétique, dont la bande originale est un reggaeton. 

Lazuli, King Doudou : porter l’héritage de la culture reggaeton en France

Fort heureusement, la France connaît parmi ses artistes, quelques rares talents qui portent avec fierté les couleurs du reggaeton. Éduquée à la salsa et la bachata par son père chilien, Lazuli a grandi dans les soirées latinos de lyon. Un héritage musical que l’on retrouve dans son dernier projet Toketa, mêlant reggaeton, moombahton et baile funk. Côté producteur, King Doudou est devenu une référence. En signant des prods notamment pour PNL, Lazuli et TripleGo, il infuse ses influences reggaeton en France, tout en collaborant avec des stars du genre (Bad Gyal, J Balvin, MC Buzz, El Mini). 

Côté connexion, les rappeur.ses osent enfin se décloisonner. Dans le sillage de Booba et de sa collaboration avec Farruko sur « G-Love »,  Soolking s’offre Ozuna sur « Aqui », PNL sort « Bene et « Hasta la vista », TripleGo s’amuse sur « Medellin » et « Pour que tu reviennes »  tandis que Sharif et Woezen se la jouent latin lover avec « 11 Maudit ». Les maîtres en la matière restent encore Jul avec « Señora » et Aya Nakamura sur « Pookie » et « Copines », qui restent « les meilleurs morceaux français avec un dembow reggaeton à ce jour », aux yeux de Robin Vincent.

La copie n’égale jamais l’original. Aussi proches soient-elles, les instrumentales dembow françaises ne suffisent pas à faire un (bon) morceau de reggaeton. On pourrait – à juste titre – cibler l’absence de paroles en espagnol qui, avec le dembow et le perreo, incarnent l’essence du genre. Aussi, comme le précise Robin Vincent, « la difficulté des rappeurs à produire des toplines aussi puissantes que dans le reggaeton », doit être soulignée. Mais peut être est-ce finalement la non latinité des artistes conjuguée à la fusion du reggaeton avec le diktat de la pop qui doivent être questionnées. Avant de s’empresser de crier à l’appropriation culturelle, il est urgent d’interroger la conscience de l’héritage musical porté par une loop de dembow.

Recommandations

Pour les plus curieux.ses qui souhaiteraient s’aventurer à la découverte du reggaeton, plusieurs portes d’entrées, par le rap espagnol et le neoperreo (sous branche du reggaeton) existent. 

  • Après avoir fait chavirer le coeur de Rosalia, Rauw Alejandro part conquérir le public européen. En septembre prochain, l’artiste portoricaine présentera son troisième album Saturno sur une date unique à l’Accor Hôtel Arena. Un projet qui renoue avec le reggaeton des années 1990 en y ajoutant une touche de modernité grâce à ses sonorités electro propres à la scène du neoperreo dont il est l’un des esthètes. 
  • Autre pionnière, Ms Nina est l’une des reines incontestée du neoperreo. La chanteuse argentine propose un reggaeton sulfureux et féministe qui n’est pas sans rappeler une certaine Ivy Queen et son hymne au perreo libéré des codes patriarcaux, « Yo quiero bailar ». Aux côtés de Bad Gyal, Tommasa del Real, Tokisha ou de DJ Lizz, elles défendent un univers artistique à la rencontre entre l’esthétique Y2K, l’électro et le reggaeton old school.  
  • Avec ses notes mélancoliques qui ne sont pas sans rappeler qu’il a vivement contribué à la production de El mal querer (Rosalia), C.Tangana propose avec El Madrileño, un album audacieux et percutant. Sur 14 titres, le rappeur madrilène explore avec décomplexion un vaste répertoire musical, du flamenco au reggaeton tout en conservant un flow avant-gardiste et unique. Pour mieux découvrir l’univers de l’artiste quoi de mieux que se replonger dans notre review ?

Follow : Robin Vincent : @jetlagang ; Claudia Ben : @claudia_ben_ 

Pour aller plus loin, découvrez notre article soulevant la question de savoir si les rappeurs doivent abandonner le rap afin d’être acclamés, en prenant pour modèle C.Tangana.

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Symphonie du bitume, l’institution courtise la rue http://1863.fr/symphonie-bitume-institution-courtise-rue/?utm_source=rss&utm_medium=rss&utm_campaign=symphonie-bitume-institution-courtise-rue Wed, 23 Nov 2022 18:00:00 +0000 http://1863.fr/?p=6540 Hier à la marge, aujourd’hui le rap est plus que jamais courtisé par les élites de la musique classique et contemporaine qui, jadis, en décriaient l’existence. Une revanche au goût de bitume et d’amertume pour les rappeurs et les rappeuses, auparavant retranchés hors des lieux de prestige des musiques dites « savantes » et légitimées…

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Hier à la marge, aujourd’hui le rap est plus que jamais courtisé par les élites de la musique classique et contemporaine qui, jadis, en décriaient l’existence. Une revanche au goût de bitume et d’amertume pour les rappeurs et les rappeuses, auparavant retranchés hors des lieux de prestige des musiques dites « savantes » et légitimées par les institutions. 

Sofiane Pamart, en concert à Toulouse le 3 mars 2022.
Crédits : Lionel Bonaventure

Les lumières de la salle s’assombrissent. Pendant quelques secondes, le public reste silencieux. Micro à la main, Benjamin Epps foule la scène de l’auditorium de Radio France. En moins de deux minutes, il revisite le standard du jazz « My favorite things ». Accompagné du pianiste Issam Krimi et de l’orchestre philharmonique de Radio France, Eppsito livre l’une des plus belles prestations de l’édition 2021 du concert Hip Hop symphonique.

À l’image du concert Hip Hop symphonique, le rap est devenu l’objet de toutes les convoitises. Il est désormais courtisé par de prestigieuses institutions culturelles garantes de la diffusion la musique « légitime ». De l’exposition « Hip-hop 360 : 40 ans de rap en France » à la Philharmonie de Paris aux bancs de Sciences Po remplis pour une conférence sur les médias dans le rap, le rap est omniprésent. Un regain d’intérêt jugé opportuniste par de nombreux acteurs et actrices du rap qui, en 40 ans d’histoire, n’ont pas attendu que certaines portes leurs soient ouvertes pour devenir le genre musical le plus écouté dans l’Hexagone. 

« Tu veux de la fame, moi, redev’nir anonyme mais j’arrêterai quand j’aurai pris la money (Ouais) J’m’en bats les couilles de rapper à la Philharmonie (J’m’en bats les couilles) »

– Jazzy Bazz, FAUX G

« Le rap, pas de la poésie pour les beaux-arts »

Plusieurs décennies durant, le rap, musique populaire, a accusé le coup de sa pseudo non-légitimité. Impossible pour le genre musical de concurrencer le club (très) sélect de la musique « savante », gardé d’une main de fer par la musique classique et contemporaine. Un rejet qu’explique partiellement le musicologue Esteban Buch dans « Le duo de la musique savante et la musique populaire : genres, hypergenres et sens commun ». Selon lui, les frontières entre genres musicaux seraient fondées sur un antagonisme, opposant la musique savante à la musique populaire. La première étant soutenue par les institutions culturelles… et la seconde mise à la marge. 

« La musique savante est synonyme de musique sérieuse, avec tout ce que ce terme comporte de noblesse et d’élévation morale mais aussi d’aridité et d’ennui. Tandis que la musique populaire est associée au divertissement et doit vivre avec le soupçon de s’appeler, de son vrai nom, musique commercial ou musique de masse ».

-Esteban Buch « Le duo de la musique savante et la musique populaire : genres, hypergenres et sens commun » (2017) 

Ce débat autour de la légitimation du rap par les institutions culturelles pose en réalité une question centrale. Pour persévérer dans l’histoire et le temps, est-il nécessaire d’adhérer et d’intégrer les enceintes de la culture légitime ? 40 ans de rap semblent avoir donné une réponse. Le genre est aujourd’hui bien installé en haut des charts. 

La musique est un art perméable qu’il faut décloisonner.  

Lors d’une conférence organisée par le centre culturel La Place à l’occasion de la L2P Convention en 2022, Solo (Assassin) et Sear (Get Busy), pionniers du rap français, ont souligné la rareté des passerelles entre institutions culturelles et monde du rap. D’après eux, la patrimonialisation du genre musical est organisée par les institutions culturelles, et non par des individus issus de la culture hip-hop. Alors, instaurer des lieux de transmissions faits par et pour les artisans et auditeurs du rap pourrait être une solution alternative. Ce, dans la droite lignée de l’Universal Hip Hop Museum, qui a ouvert ses portes en 2015 dans le Bronx. De tels espaces permettraient de transmettre l’histoire du rap, sans pour autant risquer que son identité ne se déforme. Cela minimiserait aussi les dangers de réappropriation par des acteurs non issus ou sensibilisés à cette scène artistique. 

« J’allume mon jogos, même si j’suis à l’opéra, j’ai ramené l’apéro (eh) » 

– Niro, Sale Môme

Rapper un opéra urbain

Les deux univers ne sont pas pour autant irréconciliables. Si dès la naissance du mouvement hip-hop, la culture savante a acté son désamour du rap, ce dernier a toujours tiré une partie de son inspiration de la musique classique. Des danseuses classiques dans le clip de « Pétrouchka » aux samples classiques utilisés pour « MAUVAIS PAYEUR » (La Fève), « 92i » (Lunatic), « Boxe avec les mots »  (Arsenïk), « Magnum » (SCH) ou encore « Man on the moon » (Okis)… L’univers de la musique classique résonne en leitmotiv dans le rap. 

L’occasion de rappeler que, dans les années 1990, la base d’une prod de rap français était bien souvent un piano-voix arrangé sur un boom-bap (« That’s my people » de NTM est le sample d’un Prélude de Chopin). Créer une boucle, c’est plier un classique. Et en 2022, le piano est encore présent dans les titres de rap. On peut citer notamment « Le passé » de YVNNIS & LILCHICK, « Rodeo Groove » de Beeby ft Furlax, ou encore « Ice » de Rounhaa). Un retour en force dont le succès est aussi imputable à ceux que l’on a nommés les « pianistes du rap », à l’image d’un Sofiane Pamart. Au-delà de son succès loué à de multiples reprises par la presse et un Bercy mémorable, sa trajectoire consacre l’idylle malmenée de la musique classique et du rap. À la façon d’une union entre une culture décrétée « légitime » et celle longtemps perçue comme une « sous-culture ».

LUNATIC – «Ni Strass, Ni Paillettes»

Le rap ne s’inspire pas seulement de la musique classique. Il joue avec, s’approprie ses codes. Ce n’est donc pas un hasard si les références à son champ lexical pleuvent dans les morceaux rap. Elles sont un moyen pour les artistes de mesurer leur art à celui d’un compositeur prodige. Ou encore de comparer leur vie de quartier à un opéra urbain, une « symphonie des chargeurs ».  

« J’recrache violence sur la symphonie »   

– Josman, Ah gars

Transclasses artistiques 

Rares sont les artistes qui parviennent à se faire une place pérenne dans l’enceinte de la sacro-sainte culture « légitime ». On citera néanmoins de rares exceptions comme Oxmo Puccino, adoubé du titre de chevalier des arts et des lettres . Ou de Sofiane, validé par le public du théâtre du Châtelet dans son rôle de Gatsby le Magnifique ou de Cyrano de Bergerac.

Si ces derniers parviennent à se faire un nom au-delà du rap, on les rappelle toutefois constamment à leur condition initiale de rappeur. Une étiquette qui leur impose ainsi de faire leurs preuves plus que n’importe quel autre artiste. Cette position de « transclasses artistiques », favorise le syndrome de l’imposteur. Le sentiment de ne pas être légitime et de ne pas mériter le succès et la reconnaissance dans un domaine, à savoir dans le cas présent, dans celui de la culture « légitime ». 

À la fois « savant » et « populaire » , ces artistes hybrides sont pourtant essentiels dans la mise en place de passerelles durables entre les deux univers. Grâce à eux, peut-être, résonnera un jour la symphonie du bitume.    

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