Il y a deux ans, TripleGo nous gratifiait d’un voyage vers le futur avec le quatrième projet de leur jeune discographie : « 2020 ». Entre l’Espagne, Casablanca et les rues montreuilloises, la mixtape était venue confirmer leur appartenance à une scène musicale alors inédite au sein du paysage francophone : le cloud rap. Comme précurseurs de cet art, le rappeur Sanguee et le producteur MoMo Spazz, maîtres d’une hypnose envoûtante aux sonorités orientales depuis 2013.
À la suite de la sortie de cette mixtape et lors d’une interview accordée aux Inrocks, le duo s’est confié quant à sa perception de l’avenir : « Ce projet, c’est notre vision de ce que sera 2020. C’est abstrait, c’est sûr. On est pas mal là-dedans. Aujourd’hui, le monde change en six mois. On fantasme le futur. »
Qualité, productivité, créativité, authenticité. Voilà ce qui qualifie l’année 2019 de TripleGo. Huit mois se sont écoulés depuis la sortie de « Machakil » (« les problèmes », en arabe). C’est le temps que Momo & Sanguee ont mis à profit pour étendre leur âme créative jusqu’à la naissance d’un deuxième album, alors venu réchauffer l’arrivée de la grisaille hivernale de novembre. Teasé quelques semaines avant sa sortie officielle, « Yeux Rouges » était attendu pour faire suite logique à l’audacieux « Machakil », témoignage prometteur des multiples facettes d’une personnalité musicale singulière. Pensé sur le toit du monde, leur dernier projet prolonge cette poésie avec efficacité : c’est sombre et pur.
Les yeux grands ouverts sur 2020
La comparaison entre l’évolution des ambitions projetées deux ans plus tôt à travers « 2020 », et le résultat qui en émane s’impose alors entre deux écoutes de l’œuvre. En découlent des interrogations qui concernent leur avenir et leur chemin parcouru jusqu’ici : que nous réservent-ils pour 2020 ? Il s’agit d’une année symbolique pour laquelle ils semblent accorder une importance spéciale, un objectif précis à atteindre, une barrière à franchir.
Sortir deux albums sur la même année révèle d’une grande productivité, et d’une envie considérable de faire ses preuves. De disques en disques, le duo nous hypnotise d’introspections personnelles, sur des nappes sombres et chaotiques. Mais en dépit de leur talent, les deux marocains appartiennent encore à une scène dite underground. Leur discrétion ne leur permet pas de rencontrer un succès grand public, malgré une ambition omniprésente. Leur musique est-elle vraiment destinée à toucher une cible plus large ?
Il est grand temps de s’envoler pour une épopée aérienne entre l’Espagne, le Maroc, et Montreuil.
« ça va prendre du temps pour qu’ils comprennent, mais ils vont comprendre. »
Si leur place au sein de la scène underground est assurée, certains facteurs peuvent expliquer ce manque de reconnaissance. Aujourd’hui, la musique se consomme également avec les yeux. Pourtant, aussi mystérieux que talentueux, le duo vend une dimension visuelle parfois peu mise en avant. L’univers d’un artiste est construit à travers tous ses supports de communication, c’est pourquoi l’élaboration d’une identité en harmonie avec son art permet de plonger le public dans un monde qui lui est propre. L’atmosphère diffusée à travers leur rap leur appartient, elle mériterait d’être illustrée par une esthétique à peine plus poussée dans la réalisation.
Lors d’une interview consacrée à Yard, on découvrait les habitudes de production de Triplego, décrites comme impulsives, instinctives et spontanées. Le duo écoute ses envies et se laisse porter par la logique des choses : surtout depuis la création de leur propre label, Twareg.
« En vérité, on n’a jamais vraiment envoyé la sauce, tu vois ce que je veux dire ? On a toujours fait les choses de manière très impulsive. « Viens on fait un clip à l’iPhone, viens on filme ici, viens on envoie un clip reggaeton, un autre avec un dromadaire… » On a l’impression qu’on était un peu à l’échauffement et qu’on a enfin notre minute à jouer sur le terrain. Mais comme on ne s’était pas donné les moyens de péter le score, on est un peu à notre place. »
Avec « Yeux Rouges », introduit comme « le projet cloud rap de l’année », et « un genre de drogue dure émotionnelle », les moyens évoqués semblent avoir été mis en place. Doit-on s’attendre à ce que 2020 soit l’année qui fera grimper leur notoriété ? Celle qui pourrait être à la source de leur ascension et faire fédérer plus de Potogos ? C’est en tout cas ce que TripleGo nous laisse penser, après la sortie convaincante de deux projets aboutis en une seule et même année.
Ce voyage est immobile, flou, tranquille et sombre. Il navigue instinctivement entre une plage espagnole, une autoroute vers le Maroc, un désert ou le parc d’une cité. En murmurant avec minimalisme des états d’âmes dont la mélodie est quotidienne, le groupe peint les traits d’un spleen qui plane au-dessus de leurs têtes. À seulement quelques semaines de la fin de cette décennie, c’est le moment de plonger dans une atmosphère hors du temps, chaotique et intrigante menée par la voix de Sanguee sur les prods de Momo.
Crédits photo : Antoine Laurent pour Yard